Juliette, deux ans et demi ou un neuroblastome stade IV

Juliette, deux ans et demi ou un neuroblastome stade IV

Sarah Marceau-Tremblay

Diplômée en littérature comparée, Sarah Marceau-Tremblay est une artiste multidisciplinaire en arts visuels et doctorante en création littéraire à l’Université de Montréal. Elle s’intéresse à la folie, la création, son processus, la performativité, la performance.

À Juliette, à Alice, à Camélia
À Lolly, à Benjamin

I’m going in I’m going in
I like to see you from a distance
And just barely believe
And think that
Even lost and blind
I still invented love1Lhasa de Sela, I’m Going In, 2009.

Comment ne plus être fée ? Comment en faire le deuil ? Est-elle morte ? Déjà l’exercice d’écriture me réveille en sueur, convaincue qu’il me faut écrire au vitriol. Vaincre le feu par le feu. Pourtant. Juliette naquit comme toutes les petites Juliette sans Roméo ni Shakespeare. C’est la première phrase qui me vient à l’esprit. Pire elle devient un ver d’oreille sans air ni tempo. Juste une preuve que je crame encore des ressacs de la peur. Il faut dire que j’étais très amoureuse quand ma sœur me couronna marraine pour sa troisième grâce. La veille de mon vernissage, à 400 kilomètres de Montréal, mauvais timing. Alléluia quand même ma sœur que je lui dis, au diable tes homélies, elle l’oubliera ma désinvolture, j’irai vous voir en juin. Or je ne sais par quel tournemain on plana au-dessus du berceau dans la pouponnière, mais la colère inconsciente de la frangine tu as tort ma sœur eut raison de mon absence. Juliette s’agglutina à sa mère pendant près d’un an. Douze heures de sommeil sans heurt dans son berceau pour ma sœur captive les douze heures suivantes en maman kangourou. Impossible de déposer l’éternelle innée. Encore moins pour moi de la prendre dans mes bras. Qu’importe mes prouesses dans la fabrication de rires pour filleules, Juliette ne me sourit que très peu. Pendant longtemps. Son regard incrédule devant moi, débile, devant elle, bébé dur et réfractaire, stoïque à ma baguette magique pour enfants, me répétait : « Sarah, je m’en fous de toi, va-t’en, j’aime juste ma mère, mort aux tiers, toi, tombeau ».

Il y avait longtemps que je ne regardais plus mes courriels. Depuis bien avant le couvre-feu je ne laissais aucune trace de moi et faisais fi de la vie qui vit, qui dit, qui dicte, qu’on critique de peur qu’on me parlât et que je ne dus répondre. Depuis le 17 décembre, cette espèce d’antéchrist de 17 décembre posé sur le catafalque rutilant de l’hostie d’année 2020 que nous mangeâmes tous, il m’avait fallu répondre à une seule et unique demande.

« Tu ne m’attraperas pas, tu ne m’attraperas pas ! »

Juliette court, hilare, se retourne, ses deux billes de yeux noirs brillent je cours, je ne cours pas, je cours ses cheveux sont fous nous les couperons, ses cheveux tombent il n’y en a plus, je l’attraperai peut-être pour la dernière fois.

Les va-et-vient se répètent chaque soir en sortant du bain pour éviter de mettre sa couche. « Ha je t’ai eue ! » Puis en criant en chœur aux éclats « non ! » et le tour recommence. Juliette et moi créons des formules de rires où les sabliers n’existent plus. Plus tard, je chuchoterai Alice au pays des merveilles à ses deux grandes sœurs pour ne pas réveiller les parents. Trois longues pages une image chaque soir…

Mais le chemin du retour est toujours le même. Seule noctambule du boulevard Rosemont, je grillerai des feux rouges les yeux fermés le plus lentement possible et tournerai dans mon quartier comme un vieux disque qu’on n’entend plus. Au purgatoire, l’auto de ma sœur n’a pas de vignette.

Pas de couvre-feu pour les fées.

Me raconter une autre histoire ? Je dormirai grâce à cette angoisse qui m’éclatera la tempe en larmes jusqu’à me boucher une oreille.

Depuis le 17 décembre, les sacres, la peur en vrac et les décisions inconscientes savent gicler lento le tempo, grâce à un statu quo affectif pour enfants purement calme. Positif. Joyeux le jour. Je suis amour content grâce aux enfants, mais je ne suis pas le Christ. Inutile de parler des aléas de ma vie. Une fée qui pleure la nuit.

***

Je ne me souviens plus exactement quand j’allai voir mes courriels et reçus l’invitation de l’éditeur mais il faisait très clair et très chaud malgré les rideaux fermés à cause d’une canicule sûrement. Je le vis, le lus si vite et répondis machinalement tout de go merci c’est gentil, je suis flattée, après quoi il me fallut cliquer sur le lien que je n’avais pas vu et qui coupait le courriel en deux pour découvrir le thème de la revue. Mais… je vous demande pardon ? Vous m’invitez à écrire sur ? J’avais répondu en diagonale sans lire l’entièreté du message et restai coite longtemps devant ce ton trop content d’écrire sur… sur moi. La racine carrée d’un métarécit de soi vécu live. Comme une métastase version récit, nouvelle. Littéraire donc sympathique. Je bégayais en silence. Les, les fées marraines, vraiment ? C’est le thème ? De cette année ? Vous êtes sûrs ? J’en suis encore abasourdie, abrutie émue, bouche bée.

Probablement parce que je ne confonds pas les contes de fées que je raconte aux enfants à celui-là et on ne raconte pas les cent ans de « La Belle au bois dormant ». Je ne connais pas la fin du conte réel qui se terminera si la fin est heureuse en 2027, un rein en moins et nous prions encore pour le moins de séquelles possibles.

Me demander d’écrire mon rôle dans la gigantomachie, pendant la gigantomachie, épuisée par la gigantomachie, me garda longtemps sur le lit de la petite chambre d’ami, la porte du balcon ouverte comme ma bouche. Je crois que mon sourire est encore jaune. Pisse. Après quoi me fit valser un long fou-rire. De sorcière.

Il était une fois le 17 décembre, un corps échu, un tombeau ouvert parmi cent, la belle au bois dormait, quand le téléphone sonna. Ma sœur pleurait. Elle ne pleure jamais. Je compris qu’il fallait mourir pour changer de bataille et déposer sans penser ma dépression en bandoulière. Aucune équivoque dans ma tête, je devins fée. Encore un conte, Sarah, abandonne le tien, il finira plus tard. Sarah, meurs, tu t’appelles Aurore maintenant, viens t’en.

Non, pas le temps de choisir un prénom de fée neutrois.

***

Juliette me fait dos, je le masse, on se tait, on chantonne. Elle gazouille. Sa maigreur lui permet de croiser les jambes. L’élégance de la naïveté dans ses mini orteils vernis rouges émerge de la mousse qui se meut au rythme de ses rires, de ses soupirs, de ce qu’elle raconte à ses petits pieds. Elle sait que je suis là. Que mon sourire ne s’en ira pas. Je ne sais plus si c’est son calme qui me calme ou le mien qui la rend si gaie. Souvent mon corps s’étend sur la tuile chauffante pour reposer mes coudes appuyés sur le bord du bain trop haut. J’y oublie la noirceur du plus tard dans mon appartement froid.

Comme Juliette, mon cerveau n’arrête jamais mais nos mouvements sont toujours doux. Tous mes neurones s’accordent et s’entendent d’une aisance que je n’interroge pas pour créer la plus belle mélodie d’un métronome inépuisable pour ma sœur, mon beau-frère et leurs trois filles. Je suis pieuvre, je suis antennes, je suis hotte j’éteins les feux, à gauche à droite, une sous le bras, l’autre ouvre la bouche devant ma cuillère et je cherche le sourire dans les yeux de Cami l’aînée, terrée dans un mutisme sans issue jusqu’à ce que je prenne ma Lilou incapable de tenir sa fourchette ou sur sa chaise. J’en oublie ma bouchée. Juju n’a pas faim. J’essaie d’être le bras droit de mon beau-frère et les jambes de ma sœur.

Je l’accompagne pour son unique cigarette. Nécessaire. Je suis sœur, je suis frère, je suis Hélène de la garderie, habille déshabille Lilou, je suis Samy le chauffeur de taxi, je suis l’ami.e de, je bricole, je cuisine, je crée pour égayer les enfants, je suis fée. Les affres adaptées.

Mais.

Le temps passe.

***

Que s’est-il passé ? Comment cela s’est-il passé ?

– Aurore ? Aurore ? Arrête de dormir.

Chicane-le comme dans le bain, chicane-le comme dans le bain ? Eh Aurore, Aurore ?

Aurore ?

– Déjà l’aube ?

Elle aime courir, le semblant la fait rire oui cours, Juliette, cours, tu sèmeras le loup. Je cours comme elle court et feins comme elle aime feindre. Je crois tout, je ne crois rien de ce qu’elle me dit. L’écho du rossignol qui rit dans sa voix résonne toujours dans ses petits pas. Oui, j’ai pensé aux chaussettes antidérapantes. Avec sa main frêle et sa voix trop douce qui apprend à parler, Juliette décide de tout.

– Aurore ? Mon corps allongé mou persévère, yeux cils à cils, je sais que mon sourire est magique.

– Aurore ? Arrête de dormir. Arrête de dormir. Eh Aurore ? Aurore ? Chicane-le, chicane comme dans le bain ! 

Après un deux trois soupirs complices, je lève l’index seul pour que peu à peu naisse Ti-bonhomme de mes deux doigts qui se mettent à bouger sur mon ventre. Piano piano je souris, je respire. Doucement. Ti-bonhomme ne sait pas parler, mais s’exprime en humhum en hihi et sait fredonner un vague souvenir de la garderie, l’air de Ploom la chenille en blanches, en noires jusqu’à siffler en croches. Maintenant il danse sur tout ce que je connais en hihi étonnés, car depuis des mois, c’est moi la télé. Juliette peut m’allumer et m’éteindre quand elle veut. Mon index et mon majeur peuvent l’animer longtemps, elle adore la maladresse de Ti-bonhomme : « Voyons Ti-bonhomme, tu peux pas, tu vas tomber, attention Ti-bonhomme », en appuyant sur chaque phonème. Une jambe plus petite que l’autre, Ti-bonhomme défile doux doux sur toutes les contraintes de mon corps, et hop ! s’engouffre dans les plis creux du lit.

Juliette ne se lasse pas de ses avatars, celui-là naïf, sans tronc, qui ne sait pas parler et soudain il y a ce « non ! » très sérieux fichtrement aiguë qui sort de sa bouche merveille toujours plus précieuse, mieux maîtrisée. Elle vieillit.  

Avec Ti-bonhomme, Juliette voit la vie des pourquoi ci – ouch ! Pourquoi ça – ça fait mal mais il faut – en jeux drôles.

Que vive l’affect ici, le rire a peu de raison toutes les raisons, et j’excelle dans le zèle des rires faits sur mesure. Sauf pour manger ou pire, les bonbons obligés à heures fixes. Ti-bonhomme y parvient, Juliette prendra peut-être une bouchée. Plus elle mange, moins elle vomit, plus la fureur de Juliette commence à le contrôler. La prochaine hospitalisation s’en vient.

– Arrête Ti-bonhomme, Arrête Ti-bonhomme, tu me déranges ! tu me déranges mon chandail, awwwrrrra ! Arrête tu me déranges Ti-bonhomme ! Aurore ! Aurore ? Comment ça que – non Ti-bonhomme !

J’abandonne alors tout corps clavier et trouve pédale douce. Cachée la main, finie la musique. Aussitôt fait, « fais Ti-bonhomme, Aurore » !

– Mais où veux-tu qu’il aille, Ti-Bonhomme, Juju ? …  

Parfois nous oublions que Juliette ne tolère plus qu’on touche son corps sans permission.

Quand l’horizon n’a plus de mots ou d’âge, le mot caprice n’existe plus. Juliette décampe : « r’garde, Aurore, je vais te dire, c’est tout de la “pamameublée” » :  T’as raison, Juju, c’est nul, tout est mièvre, informe, mutable, labile et incertain – tu veux faire de la pâte à modeler ? « Grrrrr ! » Elle montre ses griffes. C’est Tigrou.

Au loin, on entend des clapotis. Ses sœurs s’amusent dans la chaleur suffocante, mais comme les chats, Tigrou déteste les petites piscines à bacilles.

***

Avant ou après la finale de la coupe Stanley, je ne sais plus, mais la lumière fut. Tout devint raccord avec Juliette. Les Canadiens gagnaient pour elle ou grâce à elle. Au bout de trois semaines enfermée dans une petite chambre carrée aseptisée, j’eus enfin le bracelet VIP pour dormir en plein jour à son chevet. Calme, imperturbable, sensible à ses moindres gestes seulement. Dans la rue, je ne voyais plus les gens, j’étais seule dans la ville avec les plates-bandes. Puis, je commençai à méditer plus sérieusement et à parler aux morts. Quand les lumières clignotaient, je croyais qu’ils me répondaient. La foi en la guérison naissait. J’avais réussi à écrire à l’entourage déshabitué de ma sœur pour suggérer une relève affective mais je ne me confiais qu’aux chauffeurs de taxi. Parfois à une amie, de loin. J’essayais de prendre mes distances avec ma sœur, mais impossible de fermer mon téléphone.

Alors que je survivais à temps plein, d’un œil heureux pour tous, de l’autre pour moi embué, et du troisième, toujours en veille et terrifié hors du monde, on ne m’invitait pas à me serrer dans les bras, à me consoler ou à prendre un verre d’adulte au soleil sur une terrasse, non, l’invitation de l’éditeur représentait une demande tombée du ciel au nom d’une catharsis, ou une dépêche des enfers embrassez je vous salue Marie ladite catharsis pendant le calvaire. Comment me donner au-delà de la fée marraine qui donne, ce à quoi je me réduisais dans le monde réel depuis si longtemps ? Qu’est-ce que les sourires des enfants me donnaient en retour ? De l’amour. Il fallait puiser là. Mais le timing magique relevait d’un travail de maïeutique à l’indicatif présent. Une symphonie inaudible que je devais rendre historique pendant que l’orchestre s’accorde encore.

***

Ça fausse, les tympans sautent.

Soudain, je me sentis sorcière au moment du carambolage de mes neurones qui me projetait en arrière, en hiver, hier, demain, une électrochimie hagarde au volant de ma tête klaxonnait : Camélia, Alice et Juliette allaient se déguiser en sorcières pour l’Halloween, déjà les fées j’en avais marre, au diable la baguette pour Juliette construite à Noël,  nous étions désormais des sorcières, il nous fallait des bâtons, nous étions toutes les filles d’Hélios et de Perséis mais plus encore, et Juju la cadette, l’amazone la plus forte, transformerait le monstre qui essayait de la manger de l’intérieur en vulgaire popsicle même pas rouge et, non la nouvelle n’est pas bonne, mais nous allons, ma Lilou, ma Camimi – viens danser ma Ju, il y a une masse, de vingt centimètres, nous allons, nous allons, danse, Sweet Carolina oh oh oh, nous allions, de la voltige, attention à ta tête, oui, nous allons voler, Felicita, créer des étoiles, des merveilles, de la vie et transformer toutes les mauvaises nouvelles en pivert et tous les cerbères de notre monde soumis au présent en petits chiens cute, viens Lilou, tu vas voir Papa dans l’auto pour Noël, pour ta fête, rien que du beau, vous m’entendez, juste du beau, vous allez jouer à la tague au frette autour de l’hôpital, Belle tu es si belle, en te voyant je t’ai aimée, même si à la tombée de, la nouvelle après un examen de routine, un mois d’hospitalisation, ça s’opère, Sainte-Justine est le meilleur hôpital en Amérique du Nord, il font des greffes de cellules souche, une chance sur trois d’avoir le gêne agressif, ma Lilou t’auras cinq ans, à la tombée de, non Juju est à l’hôpital, on ne peut pas rentrer, elle a un gros bobo, mais ça va être génial, je vais encore dévaliser le Dollarama cette semaine, même si, à la tombée de, chaque nouvelle nous empêchait de dormir la veille, pour l’instant six mois de traitements, chaque nouvelle, jusqu’à la fatale, la pouffiasse la, Camimi tu dors pas, je vais vous expliquer chut les parents dorment, je sais, il n’y pas de mots, Juju aussi dort, oui, Lilou, tu as cinq ans maintenant, Cami onze, une chance que t’es là, ce qui se passe, on est plein d’amour, oui ma Lilou, je t’aime, la nouvelle, la nouvelle nouvelle, oui elle a le gêne agressif, la masse est plus grosse que son petit corps, mais on va la détruire, on va l’opérer, elle ira en isolement pendant plus d’un mois cet été, non, tu ne peux pas la voir à cause de la pandémie moi non plus, on va gonfler des ballounes, la nouvelle, la nouvelle de la nouvelle, c’est un stade III traité comme un stade IV, quatorze mois de chimio, de sevrages, de traitements, d’anesthésies générales, de on va l’ouvrir, d’hospitalisations, sans crier gare en criant gare, de crises, de pleurs, de peur surtout, congé forcé de plus d’un an pour tout le monde sauf les enfants, je suis une enfant, ma sœur souffre, je souffre, je vais te protéger ma p’tite sœur, je suis, je sens, je deviens tous tes amis, non elle ne peut pas te parler, ne t’inquiète pas, dors, chut, je suis là, je vais faire comme si je dormais ici, oui les enfants, ton papa, oui je vais t’aider, oui soixante pour cent de chances de guérison le verre est à moitié plein les enfants, les parents, les grands-parents merci, Juliette a juste deux ans et demi, elle ne s’en rappellera plus et nous sommes toutes des amazones, toutes les quatre, les cinq avec votre mère, pleines de pouvoirs, de magie, et votre père c’est le plus fort,  nous allons danser, nous allons le tuer, le monstre du Tartare, oui nous avons les meilleurs docteurs du monde, la sœur de Papa travaille à l’hôpital, attention à la cicatrice sur son ventre, Lilou, donne-lui s’il te plaît le verre rose même si tu l’avais en premier, Merci Cami, Lilou attention, il ne faut pas mouiller son bras avec le cathéter, doucement Juju, oui, comme ça, oui je vais être là, avec ton papa aussi, merci, tu es extraordinaire, je ne te le dis pas assez.

Lilou – J’adore les chevaux, mais je ne veux pas être une amazone avec le sein coupé, je ne veux pas être une guerrière.

Aurore – T’as raison ma Lilou, les enfants avec des fusils…

Lilou – Quoi ?

Aurore – Tu n’as pas à te battre, viens on va danser sur ta nouvelle chanson préférée Rolling in the Deep.

Rolling in the Deep.

Le téléphone sonne. Je réponds, je réponds toujours maintenant, ne t’inquiète pas ma sœur, tu me rappelleras je sais, oui son imaginaire côtoie la folie, ne t’inquiète pas, je lui redis, bien sûr que je comprends, je t’aime tu me rappelleras je sais, oui Alice a bien mangé, mais je cours et chante en appuyant sur chaque voyelle « Tu ne m’attrap’ras pas », « tu ne m’attrap’ras pas ! » Quoi ? Non, je n’ai pas oublié les chaussettes anti… Sarah ? Non c’est Aurore. Allô ? Allô ? Juliette ?

En sortant de la lune, je vois Alice torse nu qui frappe sur le Tamtam. « Encore ! Encore Wolin in the deep ! »

Rolling in the Deep.

Rolling in the Deep jusqu’à l’overdose du même, de soi. Une forme de narcissisme primaire due à une trop grande peur. En moi. Je ne suis plus moi, je suis trop moi. Envahie.

Elle n’est pas morte.

Parce que Juliette n’est pas morte non plus.

Le hic c’est que je suis encore son avatar le plus important.

Comment ne plus être fée ?

Comment la tuer ?

Je déclare aujourd’hui mes trois filleules nouvelles moires de moi, pleines de moi, mais depuis tous les miracles, la bonne nouvelle enfin, que le pronostic est bon, je me parque là ou je ne sais où. La magie ?

L’envoûtement s’en est allé, les pensées, les formules, j’en tremble encore. Me reste un sommeil court violenté qui grelotte. Si la psyché exigeait une mort cérébrale, le corps se venge au coucher avec des flux nerveux tout le long des jambes. Je sens toutes les ouvertures de mes pores qui crient ma mutation pendant l’écriture. Les cellules qui se plissent, les veinures qui se crispent, les pieds gelés. Tout ce qui est connecté à des nerfs se resserre, mon sexe brûle quand j’ouvre l’ordi et mes cernes piochent jusqu’à cette impression que tous mes points noirs s’infectent. Mon esprit se détache, sort de mon corps. S’épuise. Il y en a certainement une partie qui brûle.

Je ne sais pas si j’arriverai à maîtriser la forme de ce texte, sans mon corps muni de la bonne chair, du bon moi, de ses neurones. C’est très désagréable. Il y a de ces incendies qui exigent de créer aussi des contre-feux et des lance-flammes. Écrire peut-être noircira la puissance de la fée et mes mots retrouveront le ballant de mon berceau. La force de l’enfant intacte. J’espère. Il est long le temps pour se rappeler qui on est après la traversée d’un sublime sans rêve parce qu’on le devint pour l’autre. Jamais écrire n’a été aussi difficile.

On ne choisit pas sa fée.

La formule non plus.

Le conte…

Vidée je suis, de moi, de toi oui, carabosse de moi, avide de rien, mais vide et évidée de tout. Je ne suis plus moi, tu m’as flouée, tu m’as violée, tu as pris mon corps, mon nom, mon sommeil, mes rêves, et les as même donnés au premier prince venu. Putain de fée, va chier. Aujourd’hui, un sentiment d’illégitimité cabosse mes os, effrite mes ailes et assèche mon sexe. Je n’ai plus lieu d’être et crache, comme la vieille dans « Peau d’Âne » devant Catherine Deneuve en souillon, des crapauds tout sourire aux mutins qui aiment me mater dans mon petit appartement. Si joli le trouvent-ils. À mon image. Adieu tulle, plumes, lumignons, clochettes, mon corps s’avachit, mon souffle véloce crie la fin des fées, et folles, vous l’êtes toutes, vous crierez famine je m’en fous.  J’ai donné, ma tête pourra gésir, mon corps est échu, Héra s’empare de moi. Direction la mort, l’Olympe, ou le Styx, comme tous les faux marmots.

Il était une fois, un tombeau ouvert parmi cent, la belle au bois dormait. Mais elle ne dort plus et ce n’est pas grâce au prince charmant.

Avant d’embrasser mon sort la ciguë, le fil de la sonnette je l’ai coupé, aucun prince n’ira me baiser, je les ai tués. – Ariane va chier, Cruella, Morta, Nyx, name it, on m’a appelée avant toi.

Un scandale, ma mort ? Pourquoi ? « C’est si mignon chez elle, Aurore ou Sarah, je m’en fous, elle a tant pour elle, elle est… » Putain quoi ? La vie des fées en 2020 est une prostitution pro bono sans fin ni orgasme après dons, et les vers précèderont toujours l’apothéose aux enfers.

Ma vie, ma colère tacite, mon ire rient de moi et je ris maintenant aux éclats qui décline les jaunes les plus fades.  « Aurore ! Tu ne peux penser de telles horreurs ! Je sais j’ai gaffé, j’ai pris toute la place, il faut me pardonner, je t’en supplie ! » répète la fée qui sortit d’une sorte de tabernacle d’Ali Baba pour s’emparer de moi. – Ta gueule, fée prétentieuse, redonne-moi mon prénom ! J’aurais dû être Ariel, agenre surtout.

Dire que je succombai au premier beigne venu. Ce faux-cul d’Anglais qui m’apparut I want to take care of you I dreamt of you for the last ten years, le 31 mai, mon premier jour férié, pour me chanter la pomme, le premier jour de Juliette en isolement : I’m transferring my job, I’m coming to Montreal. Yeah right. Pendant des mois j’y crus.

Comme si je m’appelais Aurore « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». Juliette en aura peut-être, elle, on a congelé ses ovaires. C’est son conte après tout, pas le mien. On ne passe pas subitement d’un bain carré trop creux, où gît un petit corps gracile bien assis à la femme d’un Roméo anglais quand on est payé pour faire un doctorat en création littéraire et qu’on ne le fait pas depuis un an.

À moins de rentrer dans son propre livre. 

À l’automne, après des mois de labeur, de cris, de joie, de pleurs, de miracles et d’amour, quand Juliette reçut enfin le pronostic de quatre-vingt-dix pour cent de chances de survie, je m’envolai vers Londres. De mes ailes effritées.

Là où il pleut.

I have never been so ugly
I have never been so slow
These prison walls get closer now
The further in I go
I’m going in I’m going in

I’m going in I’m going in
I like to see you from a distance
And just barely believe
And think that
Even lost and blind
I still invented love2Lhasa de Sela, I’m Going In, 2009.

Juliette naquit comme toutes les petites Juliette sans Roméo ni Shakespeare.


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    Lhasa de Sela, I’m Going In, 2009.
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    Lhasa de Sela, I’m Going In, 2009.