Inca, Guarani et la guerre en Ukraine
Écrivaine et philosophe roumaine-canadienne, Laura T. Ilea a publié deux romans (Cartographie de l’autre monde, Humanitas, Bucarest, 2018 et Les femmes occidentales n’ont pas d’honneur, L’Harmattan, Paris, 2015), un recueil de nouvelles (Est, L’Harmattan, Paris, 2008), des études littéraires parmi lesquelles La littérature canadienne en infrarouge. Le nihilisme féminin (Bucarest, Tracus Arte, 2015) et Littérature et scénarios d’aveuglement – Orhan Pamuk, Ernesto Sabato, José Saramago (Honoré Champion, Paris, 2013) et une étude sur le philosophe allemand Martin Heidegger (La vie et son ombre, Éditions Idea, Cluj-Napoca, 2007). Son plus récent volume s’intitule Politiques du désir. Pour une condition relationnelle (Mimesis, Milan, 2021). Elle est actuellement professeure de littérature comparée à l’Université Babes-Bolyai, chercheure attachée au SenseLab, Concordia, et membre du Centre de Recherche des Études Littéraires et Culturelles sur la Planétarité (CELCP) de l’Université de Montréal.
Le temps est le grand vainqueur. Il ronge la substance de la vie et agit contre la mémoire. Plus on s’accroche à la mémoire, plus le temps détruit les attachements. Les cimetières, les lieux de mémoire et les rituels de la mort m’ont appris dernièrement que ces renversements du temps que les religions nous apprennent sont voués à l’échec parce qu’ils nous contraignent à l’apprivoisement de la souffrance. Les rituels profanes et les journaux de deuils me rappellent également l’approximation de l’absence, du sentiment que « plus jamais » … comme une litanie qui me rend malade.
Il y a deux logiques qui se moquent l’une de l’autre en tout ce qui a trait au passage de notre vie réelle, limitée et finie vers ce qu’on appelle le néant ou bien l’éternité ou encore plus précisément l’inconnu. Se dire, comme dans la pensée religieuse, que le passage court et improbable de notre vie terrestre n’est que la préparation pour une éternité compensatoire devient la panacée d’un paradoxe persistant. De plus, la disparité entre la conscience métaphysique de l’être humain qui crée de l’art et de la science, qui se dilate à la mesure de l’univers et sa matérialité, soumise aux plus dures conditions de la décomposition, est tout aussi incompréhensible que la possibilité de la vie organique en soi. Tout progrès scientifique se heurte à cet incommensurable entre la profondeur du regard jeté au gouffre et l’insignifiance du regard que le gouffre nous jette lui-même.
Pour vaincre le temps, je suis allée au plus loin, à pratiquer des rituels compensateurs qui perturbent ceux auxquels j’ai été habituée : les Robâiyâts d’Omar Khayyâm où la figure du père mort apparait dans l’argile du potier qui lui découvre la figure ; Traité de l’amour d’Ibn-Arabî, qui retrouve la mort comme repos perturbateur d’une pulsion érotique répandue sur l’existence ; Cioran et l’énergie érotique du néant, Épictète et l’insistance sur la force attachante de la représentation. Ensuite, les rituels des Guarani, l’incandescence de la vie dans la forêt tropicale, tout aussi intense comme l’expérience de la mort ; les quatre déserts que j’ai traversés et qui étaient tout aussi différents l’un comme l’autre, tout comme les multiples visages de la disparition.
Sur l’impossibilité de tout être vivant d’imaginer la mort : J’ai beau regarder la rigidité du cadavre, il me reste étranger, impossible à déchiffrer. Ce n’est que par les grands moments érotiques que j’ai cru apercevoir la disparition du temps, et donc le contact direct avec la mort, dénudée de chair. Je ne peux imaginer que l’intensité de l’éros qui peut abolir le temps – l’allié de la mort. Mais l’éros est en même temps le frère jumeau de la mort. Il n’y a aucune autre expérience qui soit plus directement liée à l’anéantissement.
Est-il étrange que, en tant que femme, je suis passée par le royaume des morts en étant accompagnée par des hommes ? J’ai suivi une fois le rituel Inca et la voie du pisco dans l’espace andin, avant la mort de mon père, et une autre fois l’initiation Guarani, après, dans la forêt tropicale, pour le retrouver dans le royaume des morts.
Pour ce qui est de la voie du pisco, ce fut une expérience pré-ambulatoire de la mort, que j’ai saisie comme un sommet qu’on ne peut plus atteindre. La boisson était la voie de la communion, qui me fut interdite dès que j’ai eu la conscience immédiate du passage :
« Deux cuillères d’eau, une cuillère de sucre, un demi-citron, un quart de pisco, distillé ou pur, téquila ou sauer ». La recette du pisco. Celle du musée que j’ai visité à trois mille cinq cent mètres d’altitude par une soirée pluvieuse de février, quatre mois avant la mort de mon père. J’étais assise sur une chaise qui surplombait la dépression de Cuzco et un Colombien détendait la soirée au rythme de Salsa latina. La veille, j’avais récité les Robâiyâts d’Omar Khayyâm en mangeant de la viande d’Alpaca à la Huaca Puclana, le temple précolombien ayant sa place en plein centre de Miraflores :
« Je suis passé, avant-hier, près d’un potier,
Dont les doigts, modelant l’argile, ne cessaient de faire merveille.
J’ai vu comme tout un chacun, même si l’aveugle n’a rien su voir,
La poussière de mon père entre les mains du potier ».
J’ai ressenti un vertige dès que je suis descendue de l’avion qui m’avait amenée de Lima à Cuzco. La vision était elle aussi obscurcie, imprécise, volatile.
Il est onze heures du soir, la nuit avance et je suis seule comme le petit prince sur la lune.
La solitude me pèse.
Le premier train vers Machu est à trois heures quarante-cinq. Il faut absolument que je l’attrape, sinon je rate l’ascension. La ville est immortelle, tout le monde le sait, et c’est pour ça que je suis là, que je fais cette course contre la montre, que je monte et redescends le sommet du monde dans la même journée.
Cuzco est le dernier territoire. Je le sais ? Non, je ne le sais pas. J’ai pris les Sorrochipills recommandés, j’ai déambulé dans les ruelles de Cuzco, toujours en éprouvant le fort sentiment qu’ici, en Amérique Latine, il y a quelque chose qui se prépare pour moi. J’ai tenté le monde arabe, le monde arabe ne m’a pas tentée. J’ai tenté l’Occident. L’Occident ne m’a pas interpelée non plus. Maintenant c’est au tour de l’Amérique latine, avec ses empires disparus, ses sentiers obscurcis par la violence ou par la pauvreté, ses conglomérats urbains et ses espaces génésiques, où le monde avait le visage du début des temps.
Moi, j’ai choisi la voie du pisco, une voie à moitié sophistiquée. Il n’y a pas de désert pour moi sur ce continent, mais il y a la jungle.
J’ouvre Skype et je vois le visage de mon père, comme des milliers de fois auparavant, secondé par celui de ma mère. Comme toujours autour des anniversaires, les deux ombres qui s’installent dans la chambre, à la table des voix océaniques, interférant avec les bruits de la croissance. Tant que la croissance de la vie fait du bruit, sa descente se tait.
Ma chambre est froide, j’en ai trouvé une à la Casa Andina, près de la cathédrale de Cuzco, je mâche des feuilles de coca toute la nuit et je pense au trajet que je vais parcourir le lendemain.
Je parle avec mon père et j’ai envie de prendre sa tête dans mes bras, de le secourir du manque de tendresse qui l’attend de l’autre côté de la nuit. Je me demande ce que je cherche là. Je devrais être de l’autre côté de l’Atlantique, en attente de quelque chose qui n’aura ni visage, ni faciès, ni envergure. Quelque chose qui n’a pas de nom et que tout le monde redoute. Je me sens comme la mince poussière de la stratosphère solaire, comme devant un astre noir qu’on ne peut pas regarder droit dans les yeux.
Je ne parle pas longtemps avec lui. Je lui demande de suivre mon chemin du lendemain, mais dès qu’il raccroche je suis tiraillée entre des options contradictoires, pendant une quarantaine de minutes. J’ai envie d’y aller, de me dire encore une fois que là, il y a quelque chose à me prouver, que tant qu’on se prouve quelque chose, il y a quelque chose qui mérite d’être vécu ; et le désir de tout laisser tomber, d’effacer toutes les images de mon compte Facebook, de ma mémoire, de ma rétine continentale, de ne plus être tenue de monter vers la ville immortelle de Machu. L’immortalité me pèse. L’immortalité de la ville de Machu me semble risible, me bloque, me paralyse. Je reste immobile dans le lit et je sais que je raterai le grand moment, mais je ne peux pas bouger.
L’oxygène se décharge dans mon corps. Et tant que l’oxygène se décharge, une flore de décomposition est tenue en bride. À l’intérieur et à l’extérieur, mon corps est une barrière de corail qui se laisse perforer par les envahisseurs, qui réclame son droit de vivre et qui veut être inhumée ou incinérée, selon le lieu de l’occurrence de la mort. « Si cela advenait sur le continent américain, n’aie aucune hésitation, avais-je dit, que mon corps soit incinéré, inséré dans une urne funéraire et déposé dans le cimetière Côte-des-Neiges. Si cela advenait sur le vieux continent, l’inhumation me convient. » Rien de plus pénible que de proférer l’athéisme de dernière minute – une démarche crépusculaire qui a plus à voir avec la solitude des vivants qu’avec celle des morts.
Je ne pars plus vers Machu. Je reste là, au pied de la montagne, et j’attends que les minutes passent. Qu’il soit trop tard. Que le train s’éloigne et qu’il emporte avec lui mon désir d’aventure et mon désir de villes immortelles. Il part. Je me rendors, n’oubliant pas de signaler sur Skype qu’il faut que je raccroche, sinon je raterai le train qui m’amène au sommet du monde.
Je suis soulagée. Et perdue. Je sens le début de la vieillesse. Je n’ai jamais hésité devant l’effort, devant la peur et l’échec, mais je sens que cela commencera. Je ne suis plus capable d’attraper mon Machu. Il est trop loin pour moi et il s’éloigne à mesure que je sombre dans un sommeil enveloppant, tout aussi doux que l’amnésie et le délire.
Je règle le réveil pour dix heures parce que je dois prendre l’avion qui m’amène à Lima. À dix heures, Machu me semble un mirage. Je donnerais tout pour qu’il soit encore trois heures du matin, qu’il soit encore hier, que les jeux ne soient pas encore joués. Pourtant, j’étais certaine. Pourtant, la veille j’en avais marre. Le soleil transperce les vitres de l’hôtel, les couloirs symétriques bifurquent sans relâche. Je ne peux pas rater l’avion qui m’amène à Lima. Parce que demain j’ai celui qui est censé me déposer sur le continent où m’attend l’inhumation et non sur celui qui me prépare à l’incinération. C’est comme ça que je vais jouer dorénavant ma partie crépusculaire.
Et je pars. Je fais un dernier détour par le bazar qui vend des cartes de jeu avec des rituels de sexualité, dans le monde d’en bas, dans le monde d’ici et dans le monde d’en haut. Partout les partenaires s’embrassent, se cherchent et s’accouplent. Pour répandre la fécondité, pour conjurer les forces de l’invisible, pour assommer la chair de la mort. Des organes masculins en forme de fauche, trois fois plus grands que le corps, des langues fourchues qui déterrent des langues, des utérus comme de grands trous dont les orifices éclatent dans la poussière des rejetons éparpillés sur la terre. « C’est bon comme ça. Que c’est bon d’être vivant ! Que c’est bon de savoir que Machu reste là ! J’y reviendrai, après la mort de papa ».
*** *** ***
C’est pour cela que j’ai fantasmé la mort de mon père en défrichant tous les territoires de la non-appartenance, à une vitesse qui défiait l’immoralité. Tout rituel que j’aurais pu imaginer aux alentours de sa mort m’aurait gardée en dehors de cette expérience propitiatoire qu’on partageait ensemble, entre père et fille.
C’est l’héritage le plus important qu’il m’a laissé, lui – celui de savoir comment ne pas perdre la tête. Celui que j’essaie de passer à mes filles : comment pratiquer le soulèvement de l’être et ne pas succomber à l’angoisse.
Il y a deux choses qui se superposent dans ma mémoire : l’une au début et l’autre à la fin.
Au début : j’avais huit ans et j’étouffais de peur. À huit ans on se pose les grandes questions métaphysiques. Je ne sais même pas comment nous faisons pour oublier cela plus tard, pour ne pas étouffer. En plein milieu de la nuit, je me suis relevée du lit en sueur et je suis allée vers la chambre de mes parents pour leur poser ma question. Pourquoi devons-nous mourir ? Pourquoi, une fois nés, devons-nous perdre tous ceux que nous aimons ? L’image des éons qui allaient suivre les passages à l’inexistence de tous ceux qui peuplaient mon univers me glaçait.
La réaction de mes parents m’a surprise et m’a laissée dans l’attente d’une deuxième chance, plus tard, quand je leur aurais posé la même question. Ils ont souri et m’ont laissée sans réponse.
Et depuis, je me suis préparée, au cas où la même question me serait posée. Elle m’est tombée dessus, presque trente ans plus tard.
Je dis à ma fille quand elle me harcèle pour savoir pourquoi elle resterait seule en ce monde, et que sa famille disparaitrait avant elle, que je connaissais un truc qui ferait en sorte qu’elle ne doive pas mourir. Elle reste interloquée et revient à la charge deux jours plus tard : « Quel truc ? » « Je ne peux pas te dire maintenant, tu ne le comprendras pas. Je te le dirai quand tu auras quatorze ans. » « Comme la Belle au Bois Dormant ? » « Oui, exactement comme elle ».
Ses inquiétudes disparaissent pour une semaine, mais un jour elle reprend de plus belle : « Tu mens. » « Qui t’a dit ça ? » « Mon ami. Mon ami me dit que tu mens. Ça n’existe pas, un truc pareil. » « Ça existe. Ça veut juste dire que la maman de ton ami ne le connaît pas. Moi, je le connais. » J’ai inventé cette fiction et je l’ai maintenue jusqu’à la quatorzième année de sa vie, qui viendra bientôt.
Parce que j’ai appris, par mon père, que la vertu capitale est d’être conséquent avec ses propos. De ne pas opposer aux absurdités de nos vies d’autres absurdités.
Le plus important c’est de savoir que faire de nos vies le jour où la course contre la montre est arrêtée et que la proximité avec la mort se révèle imminente. Abandonner toutes les choses que nous avons seulement subies ou bien ouvrir la route pour de nouvelles absurdités.
Quand on lui a dit noir sur blanc qu’à partir de ce moment-là, il allait toujours se retrouver dans la proximité de la mort, mon père a su se diriger, avec une grâce histrionique et tordue, en dehors de l’absurdité, en dehors de la soumission. C’est cette grâce qu’il m’a transmise, la danse tordue et sereine aux bords de l’abîme. J’attends la quatorzième année de ma fille pour mettre fin à mon ensorcellement à moi.
Le plus fabuleux c’est que, au moment où la douleur de la perte a commencé à décroitre en intensité après le décès de mon père, et que des images de mon père sont réapparues dans mes rêves, après sa mort, notre route ensemble a repris de plus belle.
À l’époque de l’insupportable douleur, je l’ai cherché chez les autres, par l’illusion de l’avoir rencontré, lui ou son faciès, ou bien l’émanation de mon cerveau reptilien lors de la descente chez les Guarani, une tribu perdue dans la forêt tropicale, près de Florianopolis, au Brésil. Aurait-il pressenti que j’allais le chercher chez eux ?
Est-ce que je l’ai effectivement rencontré ? Est-ce que ce fut l’effet de la toute puissante boisson, celle qui désinhibe les voies de la vie et de la mort ? Est-ce que ce fut l’effet de cette musique tellement douce, que les hommes et les femmes chantaient à longueur de nuit ? Est-ce qu’on m’avait lavé le cerveau ? Mon désir de le revoir pour une fois avait-il été tellement puissant que j’ai cru effectivement entendre sa voix et le prendre par la main ? Est-ce que la lumière qui transparait encore de son corps comme les effluves d’une étoile morte il y a longtemps m’atteignait maintenant, une fois que j’étais complètement dépaysée, dans un endroit non-familier, en écoutant d’autres voix et d’autres sonorités, qui rigolaient au milieu d’un paysage qui aurait dû être menaçant et qui ne l’était pas ? Est-ce pour cela qu’on veut aussi coloniser la planète Mars ? Parce qu’on pense qu’on pourrait y mourir autrement ? Et s’en souvenir autrement, changer de rituel ?
C’est le crépuscule. La forêt tropicale retentit. Les eaux de l’océan s’entrevoient au large. Et nous ne sommes que quatre Occidentaux – à la recherche de l’illumination, de l’adrénaline, du reportage illicite, des temps immémoriaux – que sais-je ? Avec Marcello, qui nous raconte ses prises de contact avec les Guarani. En tant que médecin, Marcello était venu il y a vingt ans les guérir de leurs maladies. Et il s’est fait guérir. Catherine aussi, une Française mariée à un Brésilien, genre grandes entreprises, luxe, voyage, est venue et restée, malgré le vertige que lui donnait chaque cérémonie. Ils ont adopté une fillette Guarani et sont restés sur place. Leur maison se dresse sur la colline, dans le village.
J’aime leurs histoires. J’aime toutes les histoires de conversion. Tout ce qui change la vie, qui la déplace et qui la meut ailleurs.
La noirceur s’étend sur la grande forêt tropicale. Des branches fracassées s’étendent comme des vagues, on ne voit aucun visage, on n’entend que des voix qui se rassemblent, des hommes et des femmes avec de grandes torches en main, vers la cabane principale, en bois, entourée par l’argile entassé. Depuis la cabane, on entend les chants, on entend les voix, on voit la lumière du feu filtrée par le toit. Marcello nous dit : « C’est le temps. Vous devriez décider si vous allez entrer ou pas. Parce qu’une fois rentrés, vous ne pourrez plus faire marche arrière. Vous prendrez tout. On ne peut pas déserter de la cérémonie », dit-il en rigolant.
On se décide tous les quatre. L’Australienne est à côté de moi, elle est frileuse. Toutes ces précautions lui font peur. Elle ne sait pas pourquoi elle est là, sur place, ce qu’elle cherche, mais elle ne peut s’en empêcher. La Portugaise le sait, c’est fort et essentiel comme la rencontre d’un autre monde. Le Canadien, lui aussi, il lit des écrits ésotériques, il a besoin de faire remuer ciel et terre. Moi, je dis tout simplement : « Je veux rencontrer papa. Penses-tu que ce soit possible ? » Marcello, le Brésilien, sourit : « Tu connais la réponse. »
Nous entrons. Nous sommes assis autour du feu. Les grandes couvertures à côté ; la boisson peut nous geler le sang ou bien l’accélérer. On chante. Les garçons, les fillettes, les hommes, les femmes. Ce n’est que maintenant que je vois leurs visages, leurs étranges visages, les pommettes saillantes, les cheveux frisés en rondeur. On ne se parle pas, on s’amadoue, mais on n’a pas besoin de s’amadouer. On est déjà bien chez eux. On nous adresse des mots, des sourires, la force de la communauté est là, même si je ne la comprends pas. Les chants sont toujours aussi doux, rien d’endiablé, c’est la vie qu’on célèbre ici, le grand pagé a cent trois ans et il conduit la cérémonie d’une main forte et souriante. On nous apprend à nous, les femmes, à ne pas onduler les hanches, ce n’est pas comme ça qu’on danse chez les Guarani. Les mouvements sont fermes comme les mouvements de la Terre, pour bien utiliser ce lieu commun. Ils dansent en cercle et c’est tellement beau de les regarder, tout en attendant. C’est de toute façon moins effrayant que la porte d’entrée de l’Hadès à Nekromanteia, au temple de Dodone. Je ne franchirai jamais cette porte. Je supplierai papa de faire le chemin inverse. Je suis à l’aise ici, mes peurs, mes anxiétés sont apaisées maintenant. Il n’y a pas de porte. Pas de seuil.
La nuit avance. On chante tout le temps. La guitare, les voix des enfants qui se faufilent autour de nous me font du bien. Je suis entièrement dans l’hémisphère droit. Je demande à la Portugaise de me faire la traduction. Elle ne le peut pas. Elle se lève pour danser. Je la vois danser. Moi, je ne peux pas danser. Du temps à autre, sur le toit de la cabane, des branches tombent et la lumière filtrée de la nuit entre.
Le pagé passe avec la grande cruche. Là, c’est la boisson. « C’est votre première fois », nous demande-t-on ? Oui, c’est notre première fois. On nous donne une petite portion. Toute petite. Tous les autres en prennent dix fois plus. J’attends l’effet. Le Canadien en demande davantage. On lui sourit, mais on ne lui en donne pas. Ils veulent que leurs invités reviennent. Ils ne veulent pas qu’on se recroqueville par terre, l’estomac serré, les yeux hallucinés, la bouche sèche. On danse, on joue de la guitare, on rigole, on parle, cette fois-ci dans cette langue à eux avec plein d’échos. La cruche passe une deuxième fois. On nous donne la même quantité de boisson, rien de plus, malgré les insistances de mon collègue. J’essaie de me relever de terre, je n’y arrive pas. Mon sourire est lancinant, je me vois danser. Pourtant je sais que mes membres ne sont plus capables de se défaire du sac de couchage Je vois une ombre à la porte, qui se faufile et ne leur ressemble pas. Et qui rejoint le cercle des hommes, de l’autre côté de la bâtisse. Et des pleurs fulgurants envahissent ma poitrine, c’est de la gratitude. Mes organes internes vont exploser de joie, mais la joie est humide. Mes membres sont en train de s’élancer, de faire le grand saut, au-dessus du feu, pour enlacer la chair et l’os, et les membres vivants de cette ombre. Elle se déplace à droite à gauche. Comment est-elle arrivée ici si elle est venue en plein milieu de la cérémonie ? On sait que personne n’est accepté, à moins d’y être depuis le début. Mes membres tremblent, trébuchent. Mon hémisphère droit prend possession de ma conscience, le feu lui donne une aura de tendresse infinie. « Que tout s’arrête, je parle avec ma fille. » J’entends sa voix et des tunnels comme dans Everloving se déplacent chancelants entre moi et lui. Un tunnel qui mène vers l’autre, qui traverse soit les neiges du nord, soit les étendues vertes et visqueuses de l’Amazonie. Mes bras s’étendent vers cette apparition, l’émanation de mon cerveau reptilien, pas de nœud ombilical, ici on parle une autre langue. Il est là, je le sens pleinement là-bas. Sa voix, ses grands yeux bleus. Il se déplace à gauche et à droite dans des mouvements mécaniques. Il est là, la prunelle de mes yeux, il parle peut-être le Guarani.
Progressivement, à travers les trous de la cabane, la lumière tamisée du petit matin s’écoule. C’est comme un grand ciel étoilé. La bouche est sèche, on nous donne de grands verres d’eau, et de la pastèque. Les enfants nous embrassent, je ne sais plus faire le lien entre pleine nuit et aube. Je détourne la tête, je sais qu’il n’est plus là. Je le sais avant même que quelqu’un me dise que c’est fini.
Il n’est plus là. Mais il l’était, rien de plus certain que cela. Je défais mes membres de l’étreinte du grand sac de couchage.
Mes membres sont lourds, j’ai dormi, je crois. Je mange de la pastèque, ma démarche se défait de l’étreinte de la cabane, des chants des Guarani, je sors à l’extérieur, je m’assois devant la cabane.
La lumière est resplendissante. La forêt scintille. Et au loin l’océan brille comme un grand miroir solaire.
En regardant tout cela, cinq ans plus tard, je vois « l’émanation de mon cerveau reptilien », le chemin que j’ai pris pour sortir du tunnel de la perte. Et ici, il a continué à se débattre avec moi. Parce que toutes les histoires que j’avais racontées mille fois – les partisans contre le régime communiste dans les montagnes, les aventuriers du début du vingtième siècle qui ont mis leur pied en Amérique et qui ont fait de la fortune pendant la période de la prohibition, les « retournés », ceux qui ont mis un océan entre les deux moitiés de leurs familles, jamais réconciliées, les traîtres, l’avancement pendant la guerre jusqu’à Odessa, l’enterrement presque pendant l’explosion d’un obus – se mêlent avec mes histoires, tout à fait différentes – le rêve d’atterrir dans une ville complètement inconnue, dans une langue que je ne connais pas ; les errances dans les marécages de Floride ; les langues dans lesquelles grandiraient mes enfants ; les certitudes éclatées en morceaux par la rencontre du monde arabe, de l’Amérique du Sud et de l’Orient ; la peur de s’asseoir et de ne plus jamais repartir – toutes ces histoires nous appartiennent en propre. Je ne sais pas dans quelle cellule elles se sont composées, mais il est certain que le rêve délirant de cette cellule passera dans le sang de mes filles.
Je les ai écoutées une fois, la première année après avoir déserté le Canada. Elles se racontaient des histoires, mes filles, l’une à l’autre : « Nous sommes venues à cheval en Europe. Nous avons traversé le fond de l’océan où il y avait des coquilles énormes et du corail multi-couleurs. » « Comment ça se fait ? » « C’est parce que notre mère connaît un détroit secret et elle nous l’a montré. » « Pour vrai ? »
Pour vrai.
C’est le détroit que mon père m’a montré, à moi aussi, un détroit qui est rongé maintenant par les secousses de l’Histoire.
Parce qu’il y a ça maintenant.
Il y a une sorte de « testament trahi » auquel je m’accroche aujourd’hui. Une continuité de la mort, qui m’est apparue ailleurs et que je vois maintenant dans ce territoire qui a connu le vertige d’une histoire fracassée. C’est dans cette histoire fracassée que je vois mon lien avec les ancêtres. Je l’ai ressenti inopinément au début de la pandémie et maintenant dans la guerre en Ukraine. Comme si tous les cœurs de mes ancêtres ainsi que tous ceux de ma descendance faisaient écho. C’est un sentiment perturbateur, un testament que je ressentirai bientôt la tentation de trahir ; de trahir cette persistance de l’histoire à laquelle je voulais échapper en plein cœur de la nature, en plein cœur de l’ailleurs, ainsi que dans l’éros.
La mort m’apparaît maintenant plus banale, moins métaphysique. Je la vois sous les mains d’un archéologue qui caresse les os d’une légende improbable ou bien d’une existence imaginée.
J’ai toujours fantasmé ma vie.
Est-il temps maintenant que l’Histoire détruise le luxe du fantasme ? Ma génération a été choyée d’avoir pu choisir ses idoles et les remplacer aussitôt. Je vois l’humain du vingt et unième siècle apparaître en trahissant les testaments et en échappant aux gènes récessifs de la violence. Mais pour l’instant la violence est à côté : sera-t-elle la prémonition d’une dernière farce du vingtième siècle ou bien une irrationnelle furie de la destruction ? C’est sous cette loupe grandissante de l’histoire que j’ai rédigé ces pages.
Le 1er mars 2022