Fée-maraine

Fée-marraine1Remerciement à Léonore Brassard, la fée fileuse et tisserande, pour avoir d’abord initié puis accompagné Fée-marraine jusqu’à sa forme finale, venant ainsi s’ajouter à la longue liste – elles sont loin d’avoir été ici toutes mentionnées – de ces artisanes de mon devenir.

Maïté Snauwaert

Maïté Snauwaert est l’auteure des essais Philippe Forest, la littérature à contretemps (2012), Duras et le cinéma (2018), La Douleur (2019), et d’un livre d’entretiens avec Jane Sautière, Comment vivre. Essai-conversation (2022). Sa recherche s’intéresse aux journaux de deuil contemporains et aux œuvres littéraires et artistiques représentant la fin de vie, le vieillissement, et les formes fragilisées de la vie humaine au XXIe siècle. Elle est professeure agrégée de littérature à l’Université de l’Alberta, sur le territoire des traités 6, 7 et 8, terres traditionnelles des Premières Nations et des Métis.

pour Catherine M. comme marraine,
comme magicienne des possibles

Je me souviens d’une figurine, qui enchanta mon enfance. Elle s’avançait de profil avec ce doigt en l’air, en légère pronation, et toute sa bienveillance était manifestée dans ce buste avancé, ce geste ébauché qui se tendait vers nous, pour nous rejoindre, venir à notre hauteur d’enfant. Ce haut du corps légèrement penché, ce mouvement de l’être désintéressé, c’était la fée. Comme si elle s’approchait de nous délicatement, à pas feutrés, pour ne pas nous surprendre.

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À Noël, nous sortions d’année en année les mêmes objets. Parmi ceux-ci, le père Noël que l’une de nous avait fabriqué, à l’école ou à la maternelle, à partir d’un pot de yaourt évasé qu’il avait fallu collecter et laver, au sortir d’un repas. Comme j’aimais puiser ainsi dans l’ordinaire pour le magnifier, laisser les maîtresses nous révéler sa magie sous-jacente. Rouge et blanc, avenant, bonhomme, il avait ce bon visage à barbe qu’on lui prête, large, souriant. Je ne sais pas dire ici le haut degré de réalité que j’accordais à ces figures insignes ; cette confrérie fétiche par laquelle nous enchantions nos vies. Avec mes frère et sœurs, nous aimions cette fête qui chaque année nous permettait d’espérer, de croire dans les miracles, dans les années nouvelles. Dans la magie d’une fée et des quelques figurines qui en formaient le décor volontaire, par nous inventé. Il y avait aussi, qui n’était pas de notre fabrication rudimentaire, que nous chérissions au contraire pour sa délicatesse dorée, cet objet de cuivre dont les angelots tournaient lorsque nous en allumions les bougies. Je pouvais regarder sans fin la grâce involontaire des flammes, mues par elles-mêmes, tournoyantes et fantasques. Cette féérie nous fascinait, pour l’autosuffisance de sa splendeur douce, qui faisait de l’air même une fête.

Mais la fée bleue incarnait autre chose : elle n’était pas liée à la seule magie de Noël. Elle n’en aurait pas même été, aux yeux d’autres, une figure : nous l’avions élue telle. D’elle-même elle était une princesse, quelque figurine de Disney – Cendrillon peut-être ? –, avec son diadème et sa robe de bal. Gravement, elle incarnait une promesse : celle d’une nature sans mélange, sans piège et spontanée, intrinsèquement vouée à protéger les jeunes êtres, toute de lumière. Douce et bonne, sans dessous susceptible de se retourner. Il n’était pas clair dans mon esprit d’enfant si cette promesse diffuse était celle d’un monde parallèle et simultané – la fée émissaire d’une figure d’ange, qui me protégeait – ; ou une figure de l’avenir : la femme que j’aspirais un jour à être ; ou encore, la femme que j’aspirais à voir devenir ma mère, changée en constance au bout de toutes mes prières. Une chose sûre est qu’il y avait un pacte entre la fée et moi, dont nous avions seules (ou dont elle avait seule) le secret. L’absolue bienveillance, sans menace de retournement.

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Outre cette figure cartonnée, cet ange latéral et muet, ma première fée était ma sœur, ma sœur-marraine penchée sur mon cahier. J’ai cinq ans, la lèvre tendue vers le langage, et le crayon : elle m’apprend à écrire mon nom. C’est l’été, nous sommes dans le jardin de notre maison d’avant, notre jardin dans les champs. Pas loin, le chat Minouche est dans son landau, que nous promenons ; oui, c’est difficile à croire mais c’est ainsi que ma mère jusqu’à ce jour le raconte : nous promenons le chat trouvé qu’elle a sauvé en le nourrissant avec un biberon minuscule, nous le promenons dans notre landau de poupée, vêtu de sa layette de poupée, et il se laisse faire. Minouche roux et blanc. Bientôt nous allons déménager, nous allons le perdre, les restes fragiles de l’enfance première vont s’envoler, valdinguer pour être honnête, et tout va foutre le camp, mais pour l’heure nous sommes dans le jardin, je suis assise à une table qui a été sortie pour nous, ma sœur légèrement penchée au-dessus de moi m’aide à former les lettres, m’encourage et m’enseigne. C’est mon souvenir préféré.

Avec elle je suis en sécurité, de toute sa délicatesse de petite mère elle me protège, veille sur moi d’une façon qu’elle est seule à connaître, à exercer. Elle est maîtresse et marraine, donne les leçons et les cahiers, promet l’avenir et le prépare, me donne à moi-même ce que je suis. Elle en fera de même, plus tard, pour ses quatre enfants, et bien avant cela, pour nos frère et sœur, qui se préparent dans le ventre de notre mère. Mais pour l’instant je suis la seule, la petite, la deuxième, la dernière. Elle est sage et douce, sévère s’il le faut, ou plutôt ferme. Elle sait toujours quoi faire. Elle guide nos jeux, invente les histoires de nos Barbies, la longue narration de leurs vies et de leurs carrières, de ce que nous espérons devenir : journalistes, écrivains. Cela année après année, jusqu’à ce qu’elle quitte la maison et que j’en sois inconsolable.

C’est elle qui m’ouvre le monde, qui m’explique et façonne à mesure nos chemins. Elle qui m’apprend à écrire, un été dans les champs, sur cette table ouverte qu’on a sortie pour nous. Parce que l’année prochaine, le septembre prochain, je m’en vais commencer l’école primaire, elle me prépare : elle veut être certaine que je serai prête, elle répare ce qui n’a pas été fait pour elle, cette surprise considérable de l’école, elle me la modère, m’y acclimate, m’en fait naître le désir. Nous sommes les sœurs de La petite maison dans la prairie – lorsque notre plus jeune sœur naît c’est encore plus évident – ma sœur plus grande est mère de toujours autant qu’institutrice, celle qui de sa douceur d’aînée, de sa stature penchée et bienveillante nous enseigne calmement le monde, calmement et délibérément, elle-même un peu en retrait de la parole et de l’image, qu’elle me laisse, la cadette narratrice, la cadette écrivain (et la petite intrépide, casse-cou des champs), mais active dans les coulisses, présente à tous les besoins, les anticipant comme seules les mères savent le faire. Elle qui supplée à la mère déficiente, la mère absente, la mère ambivalente. Elle qui, lorsque notre mère donne naissance aux jumeaux, fait les courses avec mon père, remplit le chariot, prépare les repas, à neuf ans. Elle qui m’aide à faire mes devoirs, qui est tissée dans la texture de ma vie. Elle qui sans le savoir me brise le cœur lorsqu’elle part, et lorsqu’elle se marie. Lorsqu’elle me trouve trop jeune pour être encore sa confidente. Ou trouve peut-être ses confidences trop lourdes pour l’enfant que je suis. Elle que je perds – du moins je le crois – lorsqu’elle fonde sa propre famille. C’est elle ma fée-marraine, la plus douce, la plus secrète, la plus présente, permanente dans ma vie depuis son origine, sa seule référence stable. Elle que j’attends sur le paillasson, lorsqu’elle commence l’école, refusant de faire ma sieste et m’endormant là, jusqu’à son retour. Elle que j’aime plus que tout et qui fait de chaque jour une fête ; elle seule à qui je peux faire entièrement confiance.

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Puis je vais moi-même à la maternelle, et ses institutrices sont mes toutes premières fées d’ensemble, douces, affectueuses, avec leurs bottes en peluche qui ressemblent à de gros chiens. Je ne me souviens d’aucune d’elles en particulier, mais d’une nuée, d’autant plus bienveillante, d’autant plus affectueuse, un essaim comme les Willis de Giselle, un corps de femmes très jeunes aux cheveux longs, aux membres languides, un assemblage là pour notre bien-être. Je les quitte amoureuse, dans l’impatience et la douceur de savoir les retrouver le lendemain, et la nuit est un pont jusqu’à leurs retrouvailles.

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Ces quelques figures autour de moi, avec ou sans enfants, bienveillantes et gracieuses ; ces fées singulières qui reconnaissent ma singularité, me reconnaissent comme on reconnaît un enfant à la naissance… ne cessent de me langer, de me faire renaître, de m’abreuver à la vie. Elles font le bien de leurs mains, pour moi et pour les autres. Créent des nids et s’assurent qu’on s’y sente bien. Elles posent un doigt sur le réel, pour l’apaiser.

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Ma marraine originelle, celle du puits profond de l’enfance, de sa nuit indistincte, c’est ma tante Jeanine. Figure même de la bienveillance, juste donneuse de soins, car désintéressée. De son prénom pointu et ferme, droit comme un i, de son assise imperturbable dans le monde, elle ne cherche pas à nous séduire, à nous amadouer. Faussement revêche, impatiente, elle ne s’en laisse pas conter. Elle nous gronde même lorsque nous n’avons rien fait, par précaution. C’est à cela que nous l’aimons : il n’y a pas de conte de fées avec elle, qui nous obligerait à un ailleurs ; elle est là tout entière, dans le présent, bloc compact d’action avec lequel elle fait corps. Elle prépare le café à la chicorée de mineur le matin ; fait les repas pour tout le monde ; le repassage et la couture ; le ménage et le nettoyage. Elle a toujours un chiffon à la main, dit ma mère comme si c’était une tare, une manie dont elle ne pouvait se passer. (Comme si ma mère n’avait pas tout le temps un chiffon à la main, mais d’une façon qui chasse les enfants, les oblige à se terrer dans leurs chambres ; d’une façon qui rechigne à la tâche, fait de chaque jour un adversaire.) Son efficacité est hors pair, elle évoque celle des servantes de campagne, au dix-neuvième siècle ; elle est celle d’une fille et d’une sœur et d’une femme de mineur, au vingtième. Ce que je préfère : sa façon de rouspéter faussement sur nous, de nous appeler des « pigrettes », un terme affectueux comme celui de « chipie », mais plus dur – je ne le connais que dans sa bouche alors il me semble plus dur, parce que sa fermeté qui se passe de sévérité est respectée de tous, règne en reine sur la maisonnée. Son entourage est son domaine de souveraineté alors même qu’elle est à son service. Elle n’a pas besoin de dire les choses deux fois et pourtant elle n’est pas autoritaire ; son autorité est naturelle, émane de tous ses gestes, de son savoir-faire qui inclut comment prendre les êtres – les hommes, les femmes, les enfants. Comment élever une famille. Nous nous sentons encloses dans son appellation, qui en faux reproche est en réalité une considération : voilà, nous sommes considérées, elle nous englobe dans sa tâche, nous relevons de son soin, et le savons. Ce que je préfère plus encore : elle ne nous regarde pas directement, nous ne sommes pas prisonnières de son regard ou de sa surveillance, elle est consciente de nous mais elle ne nous juge pas, nous sommes littéralement dans ses jupes ou jupons : sa bienveillance est latérale, elle s’exerce de côté. Pas besoin d’en subir les foudres ni l’adoration, son mode est indirect et par là, le plus efficace, le mieux garanti. Cela tient à ce qu’elle est toujours occupée, ses mains constamment en train de faire quelque chose ; ce n’est pas la tata qui joue ou qui nous achète des poupées ; c’est la tata qui nous prépare de grandes tartines puis nous envoie jouer dehors, sa sécurité rayonne à partir d’elle et nous accompagne partout, surtout sous le saule pleureur à l’arrière de sa maison où nous nous abritons, côté jardin potager. Elle est celle qui reçoit tout le monde et a un mot pour chacun ; celle qui s’oublie ; pourtant elle me semble intensément présente à elle-même, en pleine possession de ses moyens. Celle qui a de l’aplomb.

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Ma tante Hedwige au contraire, bien que bienveillante, nous apparaît virevoltante et peu sûre d’elle-même – elle n’a pas d’enfants. D’ailleurs nous n’allons pas chez elle pour y être gardées. Si nous y sommes c’est avec notre mère, avec nos parents, pour un déjeuner du dimanche. Elle est une cuisinière experte et nous devons endurer les œufs en gelée qui me donnent la nausée. Tout ce qu’elle apporte à table est très beau et inappétissant. Elle est employée des postes – les P.T.T. –, pas mère au foyer comme mes autres tantes et ma mère. C’est une femme professionnelle, compétente. Périodiquement, elle nous envoie par la poste de vieux crayons dont elle ne se sert plus à son travail. Jamais du neuf mais souvent des choses qui n’ont jamais servi. Il y a quelque chose de fade et de décevant dans ses envois : on voudrait les aimer, on les devine bien-intentionnés – elle est très gentille avec nous quand nous y allons, très coquette avec ses mises en plis et nous l’admirons, c’est une belle femme – mais une honnêteté en nous nous commande de les voir pour ce qu’ils sont : des trucs refilés, pas choisis ni personnalisés pour nous, une sorte de débarras dont elle nous fait l’aumône. Un peu comme si nous étions sa charité, ses enfants du Biafra. (Elle me transmet pourtant, avec ma mère, le goût de la papeterie, et du travail de bureau.) Mon oncle Henri et elle ont failli adopter – lui nous l’aimons beaucoup, il est celui de nos oncles qui joue le mieux avec nous – mais finalement quelque chose n’a pas marché et il s’y est refusé. C’est dur pour un homme est une chose qu’on entend, comme si ça n’avait pas été dur aussi pour elle, mais il y a ce sous-entendu selon lequel une femme ne reste pas avec un homme infertile si elle veut vraiment des enfants. Elle a quelque chose de superficiel et d’un peu tête en l’air qui l’a, semble-t-il, disqualifiée par avance en tant que mère auprès de ses sœurs, ou de ma mère. Égoïste est un mot qu’on entend.

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Ma marraine première, Claudine, celle qu’on me donna à la naissance, qui très vite s’évapora de ma vie, je ne la revois que sur des photos. À moins peut-être que cette ombre, cette présence haute, garçonne un peu, comme ce prénom, je l’aperçoive – j’en sente la présence proche, latérale. D’elle je retiens cette mixité, la possibilité d’être du côté des hommes, d’avoir leur stature, d’être brune comme eux. Il faut dire qu’elle ressemble à mon père, je le vois aujourd’hui, tandis que leur frère est blond, blond comme leur mère, coquet comme elle, plus féminin que sa sœur. Il ne ressemble en rien à mon père, se tient avec ma mère lorsqu’il vient à la maison, et cela nous semble naturel. Il lui donne ses vieux ciseaux de coiffeur, qu’elle utilise sur nous tous, et cette blouse bleue de salon qu’elle a encore, pour se décolorer les cheveux. Il est doux infiniment, gracieux sans être tendre, car ils ne le sont pas de ce côté de notre famille. Mais il est d’une grande douceur, quand, des années plus tard, il me reçoit à Paris pour souper d’un poisson surgelé en sauce dans son petit appartement de la gare de l’Est. Je crois même qu’il y avait un verre de vin blanc. Elle est là aussi, Nelly, ma grand-mère, cette non-figure de marraine, brusque un peu, superficielle, pas même sévère mais indifférente, vaguement hautaine. Toujours en train de lire des magazines de femmes ou des romans à l’eau de rose ; s’estimant, de par sa condition de veuve, flouée par la vie.

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Je voulais écrire sur mes magies d’enfant, mes fééries de fille liée à d’autres femmes, à d’autres filles. Mais voilà que Dominique s’invite, Dominique au prénom mixte, au sexe mixte, mon oncle-ma tante. Voilà que revient, voilà qu’insiste, ce frère qui n’a pas été pleuré. Pas par sa mère, morte avant, qui avait semble-t-il épuisé toutes ses larmes lorsqu’elle perdit son mari à trente ans, le père de ses trois jeunes enfants. Pas par sa sœur, morte avant, dans la force de l’âge ; il lui reste un fils, Boris, nous ne savons pas qui il est, nous ne savons même pas son nom de famille. Pas par son frère, mon père. Mais la femme de mon père me dit : les dernières fois qu’on l’a vu il demandait qu’on l’appelle elle, son conjoint l’appelait elle. Elle, Dominique. 

Et puis ma mère m’apprend que Dominique faisait ses costumes elle-même, pour les quadrilles de cow-boys des dimanches après-midi. Ma tante étincelante, Dominique. Sa tête haut portée, son élégance inaugurale. Autre figure de fée à la voix douce et basse, mesurée, délicate. Elle aussi avançait sans s’imposer, glissait dans le monde entre les voix d’hommes et les rires de table, dans des dessous de femme, des messes basses de femmes, avec elle ma mère devenait douce. Même quand elle en parle aujourd’hui, quand je suis celle qui lui apprends sa mort, elle dit combien elle l’aimait. Sa mort apprise par hasard, dans la rue, par mon père rencontrant un vieux copain. Sa mort sans nous à ses funérailles, sans aucun membre de sa famille, ou de cette famille-ci, la biologique, celle du sang et des larmes.

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Il y avait les fées autour du berceau et puis… il y avait les marraines. Étaient-ce les mêmes ?

Figures gracieuses et qui s’avançaient comme cette fée première, leur délicatesse pour toute arme, dégageant une aura qui m’embrassait, qui m’embrasait.

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Hormis une vieille fille revêche avec une canne, image d’Épinal, qui fut ma première professeure, toutes mes enseignantes de danse ou presque furent des marraines.

Parmi elles, sa toute jeune remplaçante, qui me dit : il faut le dire si ça ne va pas, si tu ne comprends pas. De sa voix toute de douceur. Je dis oui oui car c’est tout ce que j’ai appris à dire, ou même, je hoche seulement la tête, car sa douceur m’a épinglée, et je ne suis pas seulement intimidée : il m’est impératif de demeurer sous le sortilège de sa douceur, de ne plus en sortir aussi longtemps que possible. Je ne savais pas dire en vérité : je ne comprends pas, j’ai un besoin, je suis perdue. Je vivais dans la peur de révéler la figure gigantesque qui vivait avec nous à la maison sous des dehors de mère. Et puis, à l’extérieur de la maison il ne fallait pas déranger, être polie et sage, obéissante. Le risque était trop grand d’ouvrir la bouche et de réduire à néant cet écran de petite fille sage, qui protégeait, elle voulait le croire, des colères de la mère. Mais aussi, sans doute fut-ce l’une de ces fois où je fis l’expérience de ce que j’ai appris à nommer depuis réponse autonome sensorielle culminante, cette sensation délicieuse qui survient lorsqu’on parle de moi en ma présence, sans que j’aie besoin d’intervenir ; ou lorsqu’on fait près de moi des activités manuelles très calmes en silence, méthodiquement ; ou que je suis témoin de conciliabules à voix basse et tendre ; ou quand ma mère me caressait les cheveux, l’après-midi, un peu distraitement dans le fauteuil, c’était si rare, et je ne savais comment le demander. Cette tintinnabulation matinale, virginale, qui fait se lever une moire superposée entre moi et le monde, entre ma peau et le monde, qui me court le long des clavicules, sous les épaules un peu ; comme une inauguration de la conscience à l’instant où elle vient d’être prise en charge par le corps, d’être entièrement téléchargée dans les sens.

Lorsque je suis dans la compagnie de grandes personnes bienveillantes – ou une fois, en traversant la rue pour me rendre à l’école, peut-être à cause du vrombissement des voitures, ou d’une pensée qui me vient, une pensée qui sera liée plus tard à écrire –, je sens cette vibration très agréable sous la peau, je sens le dessous de ma peau vrombir : il y a ce petit frémissement sous les épaules ou à la base du cou, difficile à décrire, quelque chose qui passe ou sourd… c’est très doux et fragile, éphémère comme un oiseau qu’on ne veut pas faire fuir. Un frissonnement sans froid, une onde douce et qui parcourt l’échine, un tressaillement de tout l’être à l’instant d’être touché. C’est comme être malade et objet de toutes les attentions, mais que la vie dans la maison continue, qu’on s’affaire autour non loin, tendu vers soi secrètement, invisiblement mais puissamment, en petits fils invisibles… cette douceur qui vrombit sous la peau, on ne peut pas se la faire sentir à soi-même, ni la provoquer, il faut une combinaison singulière à laquelle on ne peut rien, et le frémissement vient aussi de cet impouvoir. De n’avoir rien à faire pour mais d’en bénéficier, c’est une forme de grâce et de pudeur, une figure de la modestie. Ce sentiment gèle un peu sur place, comme un sortilège, un charme, de sorte que je ne peux pas bouger, ou répondre, sinon je vais dissiper son enchantement, son envoûtement, comme si je le chassais d’un revers de la main, et c’est la dernière chose que je souhaite… Alors je me laisse épingler muettement par son chatoiement, je me tais et le prolonge en moi, l’absorbe, l’incorpore… le laisse me rendre visibles toutes mes terminaisons nerveuses.

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Ainsi de Mme Boucher. Mme Boucher était-elle ma maîtresse, ou la maîtresse de mon père, qui m’emmena acheter des cerises, un jour de juin, dans son grand manteau de fourrure ? son rouge à lèvres aux lèvres, ses talons hauts, ses cheveux noirs ondulés, sa chevelure en rafale ? Déjà je la transforme, je la refais, je la perds Mme Boucher, et notre idylle de cette après-midi, lorsqu’elle m’emmena par la main au supermarché de mon père… Me ramena-t-elle à lui de l’école, en attendant que ma mère puisse m’accueillir ? où était ma sœur ? ou bien est-ce que, cette après-midi-là, après l’école maternelle, je me baladai dans la compagnie de la maîtresse de mon père, grande brune élégante comme il les aimait ? Mme Boucher avec ses dents blanches impeccables, sa singularité, pouvait-elle appartenir à la même cohorte de semblables que mes institutrices de maternelle, longilignes et interchangeables ? Les institutrices de maternelle portaient-elles des manteaux de fourrure, dans cette petite commune de France, en 1978 ou 80, à plus forte raison dans le plein été, le mois de juin tout au moins des premières cerises ? Étaient-elles aussi belles ?

Il me semble qu’elle était mienne, à moi dédiée, que nous avions une relation privilégiée, qu’elle ne voulait pas me brusquer – comme s’il était arrivé quelque chose de grave à ma mère, et qu’il n’était pas possible de rentrer tout de suite à la maison. Mais était-ce à cause du mot de maîtresse, entendu dans la bouche de ma mère, soit avant, soit après ? ou de l’une de mes associations folles d’idées d’enfant ?

Ce que je sais c’est qu’elle avait cette approche latérale et terriblement délicate, somptueuse, qui consistait à respecter l’enfant, à me considérer comme une personne. Une toute petite personne de l’été, prête à manger des cerises. Mais sûrement, elle n’aurait pas mis dans l’été son manteau de fourrure, même pour aller au supermarché (je nous revois dans le rayon des surgelés). Il me semble qu’il s’agissait confusément d’aider ma mère. Qui était peut-être malade, alitée. D’apporter le repas du soir ? Mon père avait un rôle, il était responsable de cette rencontre, nous pivotions autour de lui, en faisceaux sombres et enlacés. Et pourtant je l’attache aujourd’hui encore fortement à l’école : Mme Boucher, maîtresse, qui me tenait tendrement par la main, me guidant adroitement vers les cerises.

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Notre famille était tellement petite – ou isolée – que je devins la marraine de ma jeune sœur, notre sœur aînée celle de mon frère. Je pris ce rôle très à cœur, comme tout le reste, tout en n’étant pas sûre, en ne sachant pas en quoi il consistait, en quoi il se distinguait du rôle de sœur.

Il semblait là pour réparer tous les manques, combler toutes les lacunes qu’occasionnait notre éloignement, le fait de vivre loin de notre famille élargie, agrandie. Ainsi être marraine, c’était un peu être oncle et tante, être grand-père, grand-mère, cousines et cousins. C’était un peu être père, refuge des orphelins, un peu avoir pitié. C’était pallier et promettre, promettre et pallier. Cela m’évoquait de la pitié pour mes frère et sœur, je le sais maintenant, parce que c’est comme si tout ce qu’on leur avait promis c’était nous, dans cette complicité avec notre mère à laquelle, par pacte silencieux, nous avions consenti. Nous pour prendre soin, nous pour sauver et faire grandir, nous pauvres adolescentes nous-mêmes paumées, treize ans et quinze. Qu’on consommait la rupture, qu’elle soit d’éloignement ou autrement, avec notre famille. Qu’on disait : il n’y aura plus jamais d’oncles, de tantes, de grand-mères… vous êtes à vous-mêmes tout ce qu’il y a, et le passé et l’avenir. Comme si nous étions à la fois le déficit et le don.

Comme toutes les responsabilités aveuglément confiées par ma mère, celle-ci était étouffante et grandiose, grandiose et étouffante, ou peut-être est-ce moi qui la faisais telle. Il me semblait que ma sœur aînée savait comment faire, il me semblait que j’aurais dû le savoir, que cela était inhérent à la fonction, et qu’avouer autrement aurait été trahir le rôle. Alors je ne demandais pas comment, ou ce qu’il fallait faire ; j’improvisai une vie durant.

Ma sœur et moi nous avions connu des oncles et des tantes, des grand-mères, et même, brièvement, des marraines. Nous avions un passé, un avant de souvenirs, à de grandes tables familiales du dimanche. Des engueulades et des obsèques. Des retrouvailles et des mariages. Le drame normal des familles. Eux, ils n’avaient rien, que nous, qu’ici. Leur univers, et le nôtre, s’était rétréci aux bornes de cette seule ville, de cette seule mère, de ce seul corps, de son esprit malade. Rétréci aux bornes étroites de cette ville ordinaire, de cette région qui n’était pas la nôtre, rien pour nous appartenir, rien à quoi on appartienne.

Nous étions au bout du train, et de l’avenir. Depuis notre arrivée à l’hôtel de la gare, la catastrophe de l’enfance avait été consommée sans retour. Les plus petits étaient nés, et ils n’avaient connu que cette anomalie de ville, maintenant part irréfragable de l’histoire familiale, puisque leur lieu de naissance. N’avaient connu que ce paysage bouché d’absence, abasourdi par la névrose d’une mère, étranglé.

Heureusement qu’il y avait la mer. La mer nous sauvait, la mer nous lapait, de son grand air salé. De ses larges plages de sable. De ses rochers escarpés. La mer nous lavait, de nos blessures qui brûlaient, de nos humiliations, de notre solitude, de notre honte. Au retour d’elle, on pouvait se croire heureuses et heureux parfois, certains dimanches, attrapant la baguette épi, faisant des crêpes le soir. Tous les quatre en balade, tenant ma mère à distance.

Mon père lui était reparti, s’était réancré dans notre région d’origine, la parenthèse pour lui s’était refermée. Nous étions restés dans la parenthèse, où ma mère avait décidé, elle ne le savait pas encore, de regarder sa vie se défaire. Par orgueil ou par dépit, elle n’avait pas voulu retourner auprès de ses sœurs, de son frère – de sa mère. Autour des fées qui auraient pu nous entourer. Elle était restée au présent qu’elle avait trouvé là, posée là. Et nous avec. Qu’aucun père charmant ni prince ne viendrait délivrer.

*

Car ma grand-mère aussi était une fée, notre Babcia. Avec sa figure en allée, ses cheveux blancs qui tenaient tout seuls sur sa tête, en un nuage qui l’éthérait. Sa pâleur glabre dont nous avions hérité, ses membres fins, ses jambes longues. Elle qui toujours était en jupe, toujours soignée, avec ses petits fichus, ses chaussures de vieille confortables mais à talons compensés. Comme chez mon autre grand-mère une élégance jamais sacrifiée. Et les jus de raisins en petites briques, et les petites saucisses avec lesquelles elle nous attendait. Nous la guettions de longtemps, dès la rangée de cyprès, pour savoir qu’elle nous attendait, qu’elle nous guettait de toute son attente, de son corps élancé, de tout ce qu’il disait qu’elle ne pouvait pas dire, ne parlant pas notre langue, mais nous aimant, nous aimant de tout son être, de tout son jardin potager, de toute sa petite maison de mineur, minuscule comme une maison de poupée, avec son poêle au charbon dans la cuisine, ses pommes de terre dans sa cave, sa piégéna en plumes d’oie qu’elle avait faite elle-même. Nous cherchions comment l’apprivoiser, lui parler, nous rêvions d’apprendre un jour le polonais. Elle parlait le langage des fées, des conciliabules de femmes et des histoires passées, des pays anciens qui avaient été quittés, des routes qu’il avait fallu emprunter. Des secrets. Des êtres qui avaient été laissés. Elle était légendaire. On disait qu’elle partait parfois, à travers champs, qu’il fallait la ramener. Elle partait retrouver sa souveraineté, rêver ce qu’elle aurait fait différemment, avec une autre famille, un autre pays, une autre langue. Rêver les femmes qu’elle aurait été, qu’elle abritait, qui l’auraient abritée.

*

où serais-je, sans mes marraines ?

*

J’ai essayé de décrire la myriade de liens invisibles que leurs bras longs attachent, pour me soutenir, et qu’elles le sachent ou non. Le maillage invisible qu’elles tissent à travers moi, qui me sous-tend, comme un patron sur lequel je m’inscris, un arrière-fond pour quand je tombe. Elles me font un tendre filet, qui me traverse, un cartilage fécond comme une embrasse qui dure… elles me disent : « accroche ton ventre à ton dos » ; me murmurent : « tiens bon ». Leurs bras tendres s’enlacent autour de moi comme des chevelures sous l’eau en un rêve surréaliste… Leurs liens profus comme des lianes me protègent autant qu’ils me bouleversent.

Elles sont des entremères…

*

La marraine ce n’est pas la fusion du corps sauvage, qui réclame votre appartenance, qui vous rappelle sans cesse à lui, que vous venez de lui, comme du berceau à la tombe. La marraine c’est le corps dépris, l’absence de possession, la personne entière, intègre, qui mime et dicte votre intégrité, en conduit le modèle. Elle vous nourrit mais elle n’a pas besoin de vous, pour survivre. Elle vous soutient pour vous, pour que vous alliez de l’avant, que vous voliez de vos propres ailes. Sa magie est dans sa distance, celle qu’impose le respect. La fée-marraine est latérale, elle pose un doigt sur vous, pas même, un geste, vers vous, sans vous toucher. Son ascendant et son pouvoir, sa souveraineté, elle ne les assoit pas sur votre vie. Sa bienveillance est dans cette distance qui est une proximité, une disponibilité. La fée-marraine veille sans peser, elle est la fée clochette qui étincelle…

Montréal, Noël 2021 – Edmonton, 1er mars 2022

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    Remerciement à Léonore Brassard, la fée fileuse et tisserande, pour avoir d’abord initié puis accompagné Fée-marraine jusqu’à sa forme finale, venant ainsi s’ajouter à la longue liste – elles sont loin d’avoir été ici toutes mentionnées – de ces artisanes de mon devenir.