Être auprès

Être auprès

Anne Demerlé-Got

Anne Demerlé-Got accompagne des personnes qui soignent, se soignent, et soignent le territoire dans le cadre d’ateliers d’écriture créative et d’enseignements de médecine narrative, ou lors de suivis individualisés.  Elle participe à plusieurs groupes de travail alliant littérature contemporaine et care depuis l’élaboration avec le collectif Lignes vives d’un travail académique intitulé « Faire écrire pour faire société ». Après avoir publié une centaine de chroniques sur l’architecture et le paysage, elle poursuit un travail d’écriture fictionnelle.

Accompagner, être accompagnée, avoir été accompagnée, avoir à accompagner, ne pas avoir pu accompagner… La ritournelle se perd dans la nuit, car l’envie presse de cerner quelques figures rencontrées ou incarnées, d’approcher en danses brèves ces fées, Poucette ou pleureuses qui s’invitent en mémoire dans un « brouillard à peine blanc1Philippe Jaccottet, A travers un verger, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, [1975] 2011, p. 10.  ».

La caresse

Le miracle a lieu dans l’air, entre le brancard et le lit. Une main chauffe la joue de la petite opérée qui se réveille sans plus rien connaître. Une douceur qu’aucun geste jamais ne retrouvera.

Le grand arbre

Il se penche vers chaque enfant, le regarde intensément, lui si docteur dans sa haute blouse blanche. Il se penche vers chaque enfant jusqu’à trouver le passage que masquent la douleur et la peur. Alors il peut soigner.

La tablée

Elles arrivent en retard à l’atelier organisé par la Mission locale pour l’emploi. Elles ont couru, manqué le bus. Et le bébé n’a pas été changé, elles préviennent. Je ne sais pas écrire. Je suis trop fatiguée. Je ne me rappelle plus. Tant de douleurs, de violences, à fleur de négations, il faut des livres-rochers avec de petites anfractuosités pour se hisser et endiguer le flot noir. Aujourd’hui le Dictionnaire intime des femmes, elles sont d’accord, même si dictionnaire c’est un peu trop scolaire. On va pouvoir commencer à distiller les entrées de l’ouvrage. « Jupe » et interdiction de porter un pantalon, la jeunesse de Laure Adler les fait rire. « Barbara », pas sûr qu’elles voient, mais une chanteuse aimée, une fée pour les jours mauvais, ça leur parle. « Cendrillon », l’auteur a décidément tout prévu : « le courage de Cendrillon, qui choisit de rester heureuse alors que ses deux sœurs font d’elle une esclave et une souillon ». Et puis les deux grand-mères chez qui la journaliste passait alternativement toutes ses vacances. Inutile de poursuivre, elles ont déjà résumé la consigne d’écriture. Un objet qui nous aide, une personne importante. Derrière le rempart d’un bras ou d’un grand sac les stylos pagaient énergiquement vers un téléphone-doudou, vers les conseils affichés dans la cuisine pour les jours où on a tout essayé avec le petit, vers une île dont il a fallu partir sans revoir les grands-parents. Lus d’une voix de plus en plus assurée les textes habitent le silence de la pièce. Écoute, puis rires et pleurs mêlés, les remparts ont fondu. Surgissent et se répondent la grand-mère d’avant le malheur, le père si sévère et pourtant si…, et l’enfant qui est maintenant d’accord pour arroser le potager un peu tous les soirs. Une main se lève. Vous êtes d’accord si elle le relit son texte ? 

Le passage

Tu n’as pas vu M depuis plusieurs mois. Son Parkinson, ses sautes d’humeur et ses chutes, son ami B te tient au courant. M t’accompagne dans l’apprentissage de l’architecture depuis la mort de ton père, son ami d’enfance. Quand vous arrivez, B te redit ce qu’il t’a annoncé au téléphone. Tu sais, il est très… Tu es sûre que tu veux le voir ?

Dans la vie, M est un homme jovial, en surpoids de bonnes et belles choses. 
Dans la vie, il s’esclaffe et parle fort, plante sa fourchette dans le gigot aillé ou les pâtes alle vongole avec un appétit expansif. Dans la vie, ses yeux gris-vert reflètent les forêts, les lumières de terre et de mer, les nuances du poème, du dessin ou de l’opéra qu’il veut te faire découvrir. Là, maintenant, ce soir, on y va.

Dans la pénombre, une petite forme, un tremblement insonore. Deux yeux sans teinte se sont tournés dans ta direction quand tu as murmuré. M ? Pour entendre que ce n’est pas lui, que tu t’es trompée de chambre, ce n’est pas… Mais les yeux ne te lâchent pas.

Toi l’hésitante, tu sais comme rarement. Poser une main sous le mollusque-épaule en amont du drap serrant le corps. Placer tes deux avant-bras au-dessus des siens, puis lentement dans le rail décharné qu’ils forment. 

Merci. 

Tu demandes à ces cinq lettres de botteler les images qui affluent. Le trait si fin autour de la joue de l’archange dans la petite salle à côté de l’escalier, les paysages de Sibelius et de Michaux, l’Algarve, l’Italie et les détails de la villa Rotonda sur la page d’un carnet sans quitter la cuisine où dore le gigot.


Quand il congédie l’infirmière apparue avec un chariot – des années plus tard, tu ne peux toujours pas comprendre comment une si grande faiblesse a pu faire ordre – au moment où il exige ce répit, monte en toi une audace.

Tu lui murmures qu’il peut partir, là, maintenant, y aller. Avec les prénoms des amis et parents tu plesses une haie de notes et couleurs chaudes. Capitonner un peu le passage…

M meurt le lendemain. Tu n’iras pas à l’enterrement entendre des mots trop nombreux.

L’absence

Sa mère est partie sans prévenir, emportée par la maladie un été dans une chambre d’hôtel au bord du lac, les trois enfants dans celle d’à côté. Comme son frère et sa sœur, elle grandira vêtue du manteau de l’absence, tenant d’autres mains et des livres. Donnant vite les siennes à de plus petites, aux fronts brûlants des regards tristes qu’on lui présente dans le service de pédiatrie ou à l’Aide à l’enfance. Dans le filigrane d’une vie qui s’épuise sans plainte, elle découvrira tardivement les adieux inaccomplis et les fées oublieuses. Avant de partir à l’insu de tous, une nuit de semaine.

  • 1
    Philippe Jaccottet, A travers un verger, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, [1975] 2011, p. 10.