Avatars de la fée dans l’œuvre autobiographique de Michel Leiris, de L’Âge d’homme à Fibrilles

Avatars de la fée dans l’œuvre autobiographique de Michel Leiris, de L’Âge d’homme à Fibrilles

Jean Tufféry
Sorbonne Université

Ancien élève de l’Ecole normale supérieure de Paris (2013), agrégé de Lettres Modernes (2017), Jean Tufféry est actuellement engagé dans la rédaction d’une thèse de littérature intitulée « Michel Leiris autobiographe au présent. Présent et présence dans La Règle du jeu ». Au cours de l’année 2021, il a donné des communications dans le cadre de journées d’étude à l’Ecole normale supérieure de Paris (« Michel Leiris et l’essai autobiographique », 21 février 2021) et à l’Université Rennes 2 (« Danses rituelles de Michel Leiris », 25 novembre 2021), et de la XXe rencontre de l’Observatoire scientifique de la mémoire écrite, orale et iconographique (« Excès et communication dans l’œuvre de Michel Leiris », 1er juillet 2021, à paraître prochainement dans Mnemosyne, o la costruzione del senso, nº 15, Presses Universitaires de Louvain). Il a aussi rédigé l’article « Voyages de Michel Leiris » pour les Annales de l’Université de Craïova (XXV, nº 1, 2021, p. 314-330, à paraître en janvier 2022).

Le merveilleux

S’il paraît réducteur de ramener la multiplicité foisonnante de l’œuvre de Michel Leiris à l’unité d’un thème, on peut cependant s’en remettre à l’autorité de Denis Hollier, qui affirme que la préoccupation du merveilleux s’en approche le plus : « Le thème du merveilleux permet de rassembler tout ce que nous avons mentionné, le secret, la sauvagerie du primitivisme, en gros tout ce en quoi Leiris a besoin de croire. […] Le thème du “merveilleux” est sans doute celui qui traverse son œuvre du début à la fin, de la manière la plus continue1« Un homme du secret discret », Magazine littéraire, nº 302, septembre 1992, p. 24.. » Lorsqu’il se remémore ses débuts littéraires au sein du groupe de la rue Blomet, ainsi surnommé parce qu’il s’était agrégé autour des peintres André Masson et Joan Miro qui y avaient leurs ateliers, Leiris insiste sur le fait qu’il partageait avec ses compagnons, si différents qu’ils fussent les uns des autres, « une tonalité commune, qui était donnée […] par un furieux appétit de merveilleux, désir de rompre avec la réalité courante ou, en tout cas, de la transfigurer2Michel Leiris, « 45, rue Blomet », Zébrage, Paris, Gallimard, 1992, p. 226. » – appétit orienté dans un sens nettement antirationaliste, puisqu’ils étaient guidés par le désir de « secouer – fût-ce sur le plan du seul imaginaire – le joug des règles logiques et des restrictions morales que la société [leur] imposait3Ibid. ». Rien d’étonnant à ce qu’avec la plupart de ses compagnons de la rue Blomet, il ait ensuite rejoint le groupe surréaliste, dont le merveilleux était un des mots d’ordre. Et c’est tout naturellement qu’il se vit chargé par le Bureau de recherches surréalistes d’établir un « Glossaire du Merveilleux4Denis Hollier et Catherine Maubon, notice de l’Essai sur le merveilleux dans la littérature occidentale, dans La Règle du jeu, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 1630. ». En réalité, Leiris semble s’être assez vite détourné de ce travail, non sans avoir tenté de monnayer le fruit de ses efforts en proposant au mécène Jacques Doucet de lui livrer un Essai sur le merveilleux dans la littérature occidentale – qui resta, là encore, inachevé.

Si l’on compare le manuscrit de Leiris au plan de l’ouvrage, probablement dressé à l’instigation du Bureau de recherches surréalistes, on ne peut qu’être frappé par les divergences. D’après le plan, l’introduction devait formuler la « distinction du merveilleux proprement dit d’avec ce qui touche : les religions, la mythologie, – l’occultisme, – les anciennes conceptions scientifiques aujourd’hui reconnues fausses, etc., – les romans d’anticipation, – les fables5Michel Leiris, Essai sur le merveilleux, La Règle du jeu, op. cit., p. 1059. Désormais abrégé en EM, suivi du numéro de page. ». Force est de constater que le programme n’a guère été suivi par Leiris, puisqu’au début du premier fragment conservé, qui semble correspondre à l’introduction projetée, il conteste aussitôt l’opportunité de formuler « une définition objective du Merveilleux » (EM, 1061). Selon Leiris, en effet, il est impossible d’assigner des limites au merveilleux, qui ne constitue pas un domaine bien circonscrit, mais caractérise plutôt un certain mode de relation de l’homme au monde, qu’on peut qualifier d’imaginaire. Fidèle à l’inspiration antirationaliste qui l’avait conduit à la poésie, Leiris fait donc du merveilleux un recours face au positivisme étriqué de la pensée occidentale moderne. Dès lors, on ne s’étonnera pas qu’il réunisse sous l’étiquette du merveilleux un ensemble assez hétéroclite de phénomènes, qui correspondent précisément à ceux qu’il aurait dû distinguer : « on aura beau réduire les rites magiques, les fables, les mythes et les légendes à des rudiments de science exacte, […] tout ce bagage de croyances et de traditions ancestrales n’en cessera pas moins de relever du Merveilleux » (EM, 1063). Seule concession à l’objet de son étude, il se résout à prendre le merveilleux « dans son extension minima », en se bornant à en considérer les manifestations écrites – mais il ne se prive pas de remarquer qu’on pourrait aussi l’envisager « dans son extension maxima », et qu’alors « une étude complète du Merveilleux devrait toucher à presque toutes les branches de l’activité humaine et que dans un tel glossaire il faudrait faire figurer comme éléments de premier lieu : l’histoire des religions, le mysticisme, la magie, le satanisme, la mythologie, les traditions populaires, le folklore » (EM, 1066), etc.

Bref, Leiris se montre réticent à distinguer le merveilleux d’autres phénomènes imaginaires, en particulier de la mythologie et du folklore. Et qu’on n’incrimine pas la négligence ou l’immaturité d’une réflexion de jeunesse : la pensée de Leiris est toujours la même près de cinquante ans plus tard, comme on peut s’en assurer à la lecture du dernier volume de La Règle du jeu, Frêle Bruit. Il comporte en effet une longue séquence consacrée à la question du merveilleux, au terme de laquelle Leiris prend un certain nombre de résolutions : « ne plus [s]’interroger ainsi sur ce qu’est le merveilleux », se méfier lorsqu’il est tenté de se « prêter à une mythologie », « ne pas chercher à vivre sur un pied de conte de fées6Michel Leiris, Frêle Bruit, Paris, Gallimard, 1976, p. 378-379. Désormais abrégé en FB, suivi du numéro de page. », etc. De nouveau, on observe une confusion entre merveilleux, mythologie et conte de fées, qui témoigne de la force d’attraction du premier terme.

Les genres du merveilleux : mythe, conte et roman de chevalerie

La confusion n’est pas anodine, dans la mesure où l’on a souvent relevé la présence d’une veine mythologique dans l’œuvre de Leiris. C’est que le mythe est en quelque sorte à l’origine de la vocation littéraire de Leiris, qui a d’abord cherché dans l’écriture poétique une issue à son mal-être intime, s’identifiant aux grands maudits de la mythologie classique au nom de la conviction qu’il était « impossible qu’un poète fût autre chose qu’un damné (Icare, Prométhée ou Phaéton)7Michel Leiris, L’Âge d’homme, Paris, Gallimard, 1939, p. 190. Désormais abrégé en AH, suivi du numéro de page. ». Et de fait, son œuvre poétique regorge de figures mythologiques. Mais c’est en se convertissant à l’écriture autobiographique que Leiris a trouvé l’occasion d’exploiter largement ce fonds mythologique ; rappelons que la rédaction de L’Âge d’homme fut guidée par le souci d’éclairer d’une « lueur tragique » son récit, en y inscrivant une série de « symboles » (« figures bibliques et de l’antiquité classique, héros de théâtre », etc.) : autant de « mythes psychologiques qui s’imposaient à [lui] en raison de la valeur révélatrice qu’ils avaient eue pour [lui] » (AH, 12). Reste qu’il s’agissait essentiellement de parvenir ainsi à liquider une mythologie reçue. C’est précisément ce que souligne Maurice Nadeau dans la première étude d’ampleur sur l’œuvre de Leiris, où il oppose l’entreprise négative de L’Âge d’homme à l’entreprise positive de La Règle du jeu, qui s’efforce de réapprivoiser (dans le premier tome, Biffures) puis de réinvestir (dans le second, Fourbis) la mythologie, en vue de mythifier son existence :

Il a été libéré de ses mythes dévorants non par la tentative ascétique de L’Âge d’homme, mais par la fabrication consciente d’une mythologie qu’il crée au lieu de subir, la privant par là-même de son pouvoir « mythifiant ». Du mythe inconsciemment subi au mythe sciemment créé, il existe toute la différence qui sépare l’aliénation de la liberté, la soumission au monde de la création d’un monde8Maurice Nadeau, Michel Leiris et la Quadrature du Cercle, Paris, Julliard, 1963, p. 89-90..

Dessein apparemment paradoxal pour un autobiographe, comme ne manque pas de le relever Nadeau9Voir Maurice Nadeau, p. 85 : « On peut s’étonner de voir recourir au mythe un homme qui a entrepris de dire “toute la vérité” sur lui-même. Le mythe n’est-il pas magnification trompeuse de la réalité, etc. ? », qui correspond pourtant aux ressorts du processus de remémoration, et partant de l’écriture autobiographique, si l’on en croit Leiris lui-même : il signale « la tendance naturelle de [s]a mémoire à retenir dans la somme prodigieuse de choses » qui lui « sont arrivées celles seulement qui revêtent une forme telle qu’elles puissent servir de base à une mythologie10Michel Leiris, Fourbis, Paris, Gallimard, 1955, p. 21-22. Désormais abrégé en Fo, suivi du numéro de page. ».

Selon Nadeau, la tentative de créer une mythologie lucide culmine dans l’« admirable histoire de Khadidja, relation mythique d’une aventure vécue11Maurice Nadeau, op. cit., p. 89. », qui occupe le dernier chapitre de Fourbis (« “Vois ! déjà l’ange…” ») ; Leiris y retrace la liaison qu’il a entretenue pendant la « drôle de guerre » avec une prostituée algérienne nommée Khadidja, en réinterprétant « les amours d’un sous-off d’occasion et d’une fille à soldats » (Fo, 212) à la lumière de couples légendaires (Éliézer et Rébecca, Titus et Bérénice, Radamès et Aïda, etc.). Mais ce que Nadeau omet de préciser, c’est que le mythe se coule dans un moule plus précis, qui est celui du conte : au début du chapitre, Leiris se demande en effet quelle « formule » il pourrait employer pour que son récit rende justice à une « aventure très vulgaire […] qui – grâce à la complicité de quelques apparences – se hausse pour [lui] jusqu’à la dignité d’un mythe vécu » (Fo, 182). Et il choisit d’emprunter une « formule traditionnelle » d’origine créole, « annonciatrice du conte » entendu lors d’une veillée funèbre aux Antilles, qui scande le récit : « “Et cric ! Et crac !” » (Fo, 181). Bien sûr, il s’agit d’un simple « truc », d’un procédé qui peut sembler artificiel, mais il montre bien que l’autobiographe, dans son entreprise de mythification, éprouve le besoin de s’appuyer sur des modèles culturels établis. Et de fait, dans Fibrilles, troisième volume de La Règle du jeu, Khadidja est bel et bien qualifiée par Leiris d’« héroïne de conte de fées12Michel Leiris, Fibrilles, Paris, Gallimard, 1966, p. 227. Désormais abrégé en Fi, suivi du numéro de page. ». Conformément à la confusion que nous avons observée dans l’Essai sur le merveilleux comme dans Frêle Bruit, Leiris semble n’opérer aucune distinction entre mythe et conte. D’un point de vue historique, la confusion n’a d’ailleurs rien d’aberrant, si l’on se réfère à l’une des plus illustres autorités sur le sujet, Propp : « Nous voudrions indiquer encore que toute une série des mythes les plus anciens laissent apparaître une structure semblable [à son schéma], et que certains mythes présentent cette structure dans une forme extraordinairement pure. C’est certainement à ces récits qu’il faut faire remonter le conte13Vladimir Propp, Morphologie du conte, Paris, Seuil, 1965, p. 123.. » Par conséquent, si l’on veut comprendre le dessein leirisien d’une mythification de l’existence vécue, il faut prendre au sérieux l’influence de ce modèle folklorique sur l’écriture autobiographique. En d’autres termes, il faut prendre au sérieux l’idée que le merveilleux est une des sources essentielles de l’autobiographie leirisienne, dans la mesure où le conte est universellement reconnu comme une des principales formes d’expression du merveilleux littéraire14Bien sûr, le conte n’est pas la seule forme d’expression possible du merveilleux littéraire, comme le rappelle Todorov : « On lie généralement le genre du merveilleux à celui du conte de fées ; en fait, le conte de fées n’est qu’une des variétés du merveilleux et les évènements surnaturels n’y provoquent aucune surprise : ni le sommeil de cent ans, ni le loup qui parle, ni les dons magiques des fées (pour ne citer que quelques éléments des contes de Perrault). Ce qui distingue le conte de fées est une certaine écriture, non le statut du surnaturel » (Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 59)..

La question, très complexe, de l’influence des contes sur l’œuvre autobiographique de Leiris a été bien posée par Marianne Berissi : « Générateurs de l’entreprise autobiographique […], ils sont à l’origine du projet autobiographique et, dans le même temps, parce qu’ils sont envisagés comme source de révélations des secrets de la sexualité et surtout garants de l’accès au merveilleux, ils pourraient être considérés comme un des buts de cette entreprise15Marianne Berissi, Littérature sans mémoire : lectures d’enfance de Michel Leiris, Arras, Artois Presses Université, 2012, p. 59.. » Elle relève toutefois que Leiris « leur accorde une place relativement restreinte qui paraît limitée à leur inscription dans la mémoire collective16Ibid. », et finit par conclure plus prudemment qu’« il est impossible d’affirmer que le conte est une matrice de l’autobiographie leirisienne » mais qu’« on peut néanmoins souligner qu’il constitue un arrière-plan immuable et qu’il irrigue sans aucun doute le texte17Ibid., p. 98. ». Du conte, Leiris semble essentiellement retenir les formules rituelles, qui introduisent à l’univers du merveilleux : c’était le cas dans Fourbis, qui s’appuyait sur la formule créole « “Et cric ! Et crac !” », c’est aussi le cas dans Biffures, dont un chapitre s’intitule « Il était une fois ». Pour le coup, il ne s’agit pas d’une simple cheville narrative, mais du point de départ d’une méditation sur le passé : le narrateur se dit surtout attentif, en effet, à « ces paroles qui, annonciatrices d’un récit rapporté à un passé mythique, [l]e transportent d’emblée dans cet autre passé, mythique lui aussi, qu’est [s]on âge enfantin18Michel Leiris, Biffures, Paris, Gallimard, 1948, p. 142. Désormais abrégé en B, suivi du numéro de page. ». De nouveau, on observe une confusion entre mythe et conte, qui en dit long sur le pouvoir des contes, lié à leur enracinement profond à cet âge mythique qu’est l’enfance : relire un conte, c’est retomber en enfance. Leiris ne dit pas autre chose lorsqu’il évoque « la féérie de [s]on enfance elle-même » : « Ce qui était une fois, c’est l’enfant que je fus, à qui l’on contait des histoires commençant par Il était une fois… » (B, 143). D’où l’intérêt du conte pour l’autobiographe, puisqu’en faisant affluer à sa mémoire des souvenirs par eux-mêmes mythiques, il favorise évidemment l’effort de mythification. Dès lors, on ne s’étonnera pas qu’il symbolise la tendance naturelle de la mémoire à mythifier, comme on peut le constater à la fin du chapitre, où le narrateur relève le prix qu’il attache à certains souvenirs « de choses vécues dans [s]a première jeunesse », que leur ancienneté « pare d’un halo merveilleux, presque sacré, de roman de chevalerie ou de conte de fées » (B, 180).

Reste qu’à l’exception de cette fascination localisée pour les formules rituelles, le conte ne trouve guère à se déployer dans l’espace pourtant foisonnant de l’autobiographie leirisienne, comme le soulignait Berissi. Au contraire, Leiris affecte de professer un certain mépris pour le genre. Dès les premières pages de L’Âge d’homme, confessant une « crainte de l’accouchement » et « une franche répugnance à l’égard des nouveau-nés », il affirme ainsi : « C’est un sentiment qu’il me semble avoir éprouvé jusque dans ma plus lointaine enfance et je ne suis pas sûr qu’une formule telle que le “Ils furent très heureux et eurent beaucoup d’enfants” des contes de fées ne m’ait pas, de bonne heure, plutôt porté à sourire » (AH, 26). Bien sûr, on peut soupçonner le regard ironique du narrateur adulte d’exagérer ce dégoût enfantin19En réalité, l’œuvre témoigne d’une fascination très enfantine pour l’« énigme de la naissance » (AH, 33), qui va jusqu’à l’« émerveillement » (AH, 34), mais qui se résout brutalement lorsqu’à l’âge de neuf ans, Leiris rencontre la fille dont vient d’accoucher sa sœur : « je fus littéralement écœuré lorsque je vis l’enfant, son crâne en pointe, ses langes souillés d’excréments et son cordon ombilical qui me fit m’écrier : “Elle vomit par le ventre !” » (AH, 26). ; commentant ce passage, Berissi souligne que la formule de clausule des contes n’était pas si « inopérante » que Leiris le prétend, puisqu’il rapporte ailleurs que ses premiers essais d’écriture – qu’il qualifie d’ailleurs de « mythologie » (B, 219) – « se terminaient sur le mode du conte de fées au mépris de toute bienséance littéraire20Marianne Berissi, op. cit., p. 64. ». Mais l’essentiel est qu’en dévalorisant ainsi le conte, Leiris invite à chercher ailleurs le merveilleux qui constitue la toile de fond de son imaginaire littéraire.

Pour savoir où, reportons-nous de nouveau au plan de l’Essai sur le merveilleux, selon lequel l’introduction aurait dû distinguer plusieurs genres du merveilleux : « Le merveilleux légendaire – Les romans de chevalerie – Les contes de fées – La Bibliothèque Bleue et le Cabinet des Fées » (EM, 1059). Là encore, le programme est resté lettre morte, comme le fait remarquer Berissi : « Leiris déclare à plusieurs reprises ne pas opérer de distinction entre les contes merveilleux et les romans de chevalerie qu’il présente souvent dans son évocation comme symétriques21Ibid., p. 74.. » Dans Biffures, nous l’avons vu, il parle en effet d’un « halo merveilleux […] de roman de chevalerie ou de conte de fées » (B, 180). Et lorsqu’il commence à réunir des matériaux pour la grande séquence de Frêle Bruit, on retrouve la même indistinction : affirmant qu’il garde, « autant qu’à l’époque où [il] étai[t] surréaliste », « le goût du merveilleux », Leiris note qu’il trouve désormais à l’assouvir plutôt « dans la réalité, dans les choses fort simples », comme « [s]e promener dans un sous-bois, apercevoir une forêt qui, très dense, se détache sur la plaine22Michel Leiris, Journal (1922-1989), Paris, Gallimard, 1992, p. 656. ». Mais il rectifie presque aussitôt : « Ces choses très simples […] ne le sont, d’ailleurs, qu’en apparence : derrière sous-bois et forêt, il y a les contes de fées (le Petit Poucet et le Petit Chaperon Rouge, par exemple) et les romans de la Table Ronde (Brocéliande) », soit « tout un arrière-plan littéraire, à tout le moins imaginaire…23Ibid., p. 657. Dans l’Essai sur le merveilleux, on rencontrait déjà l’image de la forêt, sans que Leiris ne précise si elle lui faisait plutôt penser au conte ou au roman de chevalerie : il évoquait « le Merveilleux qui prend naissance […] dans une vaste aspiration vers le nouveau, l’inconnaissable, l’énorme forêt pleine d’aventures et de périls » (EM, 1061). » On peut donc croire qu’il y a là une interférence entre deux genres du merveilleux, ce qui n’est pas très surprenant, si l’on se réfère une nouvelle fois à Propp, selon qui la structure du conte n’apparaît pas seulement dans les mythes : « D’autre part, on retrouve la même structure, par exemple, dans certains romans de chevalerie. Ce genre, lui, prend probablement son origine dans le conte24Vladimir Propp, op. cit., p. 123.. » Du mythe au conte, puis du conte au roman de chevalerie, telle serait l’évolution historique des genres du merveilleux.

Pourtant, on aurait tort de conclure qu’il y a entre les deux genres une parfaite symétrie : la préférence de Leiris va indéniablement au roman de chevalerie, qui est pour lui la véritable source du merveilleux. Il est par exemple éloquent qu’il voie la formule « Il était une fois… » comme un « pont-levis brusquement abaissé pour le passage de cortèges légendaires par-dessus les douves du temps » (B, 140) : bien plus qu’au conte, c’est de toute évidence au roman de chevalerie qu’il semble ici penser. Et là encore, c’est par référence au jeune lecteur qu’il fut que l’écrivain adulte établit la hiérarchie de ses valeurs : si le merveilleux des romans de chevalerie l’emporte, c’est parce qu’il a laissé en lui les souvenirs les plus profonds. Voici en effet ce que Leiris écrit au début de la séquence de Frêle Bruit sur le merveilleux :

À mi-distance de l’histoire et de la fiction, et guère plus légendaire que toutes les choses médiévales, les récits de la Table ronde m’ont causé – quand j’eus cessé d’être tout à fait un enfant – un ravissement précis, et d’une autre nature que celui procuré naguère par les Contes de ma mère l’Oye ou d’autres contes de ce genre, situés dans un ailleurs que laissent intentionnellement nébuleux leurs références à des royaumes imaginaires et leurs formules initiales, évocatrices d’un passé qui échappe aux annales.

À cette époque, je me souciais peu de savoir si Arthur et ses compagnons avaient été des créatures réelles, tels Charlemagne et ses barons. Mais l’indéniable, c’est que leur dessin – pour fabuleux qu’il fût – atteignait à une vigueur que ne possédait pas celui des Marquis de Carabas, Prince Charmant ou Riquet à la Houppe. Ancrés dans une historicité à tout le moins apparente, ces gens qui […] se mouvaient dans un monde de féerie, infusaient au merveilleux leur consistance, et les prodiges dont leur chronique fourmillait s’imposaient d’autant plus fortement que cette suite d’aventures avait pour pivot des hommes […] et non des êtres de fantaisie comme les héros des contes et ceux de la mythologie classique. (FB, 329).

Sur les contes comme sur les mythes, les romans de chevalerie ont l’avantage de mettre en scène des aventures d’hommes : on conçoit l’attrait persistant qu’ils ont pu exercer sur l’imagination d’un individu toujours avide de (se) prouver sa virilité. Il n’est donc pas étonnant que Leiris ait constamment privilégié au merveilleux un peu fade des contes le merveilleux plus tonifiant de l’imaginaire médiéval.

La fée amante

Dans Biffures, comme dans Frêle Bruit, la fascination pour le merveilleux prend la forme d’une méditation érudite, au gré des caprices d’un autobiographe occupé à inventorier ses souvenirs de lecture d’enfance. Mais n’est-il pas possible d’observer l’influence du merveilleux à un niveau plus souterrain, lorsqu’au récit de sa vie l’autobiographe entreprend de donner l’éclat surnaturel de ses lectures d’enfance, peuplés de figures surnaturelles ? C’était au fond l’idée de Nadeau, qui suggère que l’autobiographie leirisienne repose sur l’intertextualité : on ne vainc le mythe qu’en le réécrivant. D’une telle réappropriation des modèles culturels (mythe, mais aussi conte), Fourbis donnait avec « “Vois ! déjà l’ange…” » un exemple marquant, mais limité à l’emploi d’une simple cheville narrative (empruntée, qui plus est, à une culture étrangère : sous l’enfant perçait l’ethnographe). Berissi signale, sans approfondir, qu’en réalité les références sont nombreuses, faisant intervenir « le fonds culturel commun des contes merveilleux : les objets magiques comme la baguette, les formules rituelles, mais aussi les attributs du merveilleux que sont les personnages comme la fée-marraine ou l’ogresse25Marianne Berissi, op. cit., p. 78. ». Plutôt que de m’en tenir au conte, je vais tâcher de retrouver une trace de ce fonds culturel dans l’aire de chevauchement entre les deux genres du merveilleux évoqués par Leiris, en m’intéressant à la figure de la fée, qui apparaît dans les contes, mais aussi dans les romans de chevalerie.

Si j’ai insisté sur la préférence de Leiris pour ces derniers, c’est parce que la figure de la fée, telle qu’on la retrouve à plusieurs endroits de son œuvre autobiographique, me paraît être conforme à l’imaginaire médiéval. Pour bien comprendre le problème, on peut se rapporter aux travaux de Laurence Harf-Lancner, qui distingue trois registres du merveilleux médiéval : le miraculeux (surnaturel chrétien), le magique (surnaturel satanique), et le merveilleux proprement dit (surnaturel païen), dont « les déesses païennes que sont les fées ne sont pas les moindres représentantes26Laurence Harf-Lancner, Les Fées au Moyen Âge. Morgane et Mélusine. La naissance des fées, Genève, Slatkine, 1984, p. 7-8. ». Ces déesses païennes sont doubles : d’une part « les fées marraines, héritières des Parques antiques, décident des destinées humaines » ; d’autre part « les fées amantes, éprises d’un mortel, dominent l’imaginaire érotique du Moyen Âge27Ibid., p. 9. ». Les premières sont donc les héritières des Parques de la mythologie classique, ce dont témoigne l’étymologie (fée provient de Fata, qui est le nom latin des Parques). Conservée fidèlement dans la culture savante des clercs, la figure de la Parque évoluait dans la culture populaire, en s’amalgamant d’autres divinités, principalement sylvestres, liées au culte de la fertilité et de l’abondance. C’est cette figure syncrétique qu’on a d’abord appelée fée, et qu’a très tôt exploitée le thème folklorique des fées marraines, conviées à un repas en l’honneur du nouveau-né, en vue de se concilier leurs bonnes grâces de maîtresses du destin, et dont l’une, négligée, se venge en maudissant l’enfant : on reconnaît le point de départ de La Belle au Bois Dormant. Harf-Lancner prévient pourtant que « ces fées marraines relèvent d’un merveilleux ornamental, sans rôle dramatique, sans fonction symbolique dans la littérature romanesque, sans écho profond dans l’imaginaire médiéval28Ibid., p. 34. ». Beaucoup plus productive s’est avérée une seconde figure, issue d’autres divinités sylvestres mais liées à un autre thème folklorique, d’ordre érotique, puisqu’elles étaient censées récompenser de leur amour certains mortels :

On voit donc se dégager, parallèlement à celui des fées marraines, un deuxième type de figure féérique qui, avec la matière de Bretagne, fait son entrée dans la littérature française : divinités sylvestres et aquatiques qui se mêlent sans cesse aux humains, à l’image de leur royaume surnaturel qui n’est jamais bien éloigné du monde des hommes. Mais à l’opposé des fées marraines qui ont hérité des “Fata” leur nom avec leur fonction, ces dames des sources et des bois ne deviennent des fées que peu à peu, quand s’élabore leur personnage dans la littérature romanesque29Ibid., p. 38..

C’est en effet la vogue du roman de chevalerie qui a précipité la confusion des deux figures : parce qu’elle ressemblait à la première, comme elle issue de divinités sylvestres30Ainsi s’explique la prégnance de l’image de la forêt, dont on a vu qu’un Leiris vieillissant, soucieux d’un merveilleux plus simple, n’arrivait pas tout à fait à la détacher du fonds culturel. De fait, Leiris est bien conscient du lien privilégié qui unit les fées au milieu sylvestre, comme on peut s’en assurer à la lecture de L’Afrique fantôme : « Les femmes et les fillettes, presque toutes, portent leur charge à l’aide d’un bandeau qui leur passe sur le front. Lorsqu’elles se trouvent en sous-bois, à côté d’une grande termitière et dans la lumière verte, elles ont l’air de religieuses ou de fées » (Michel Leiris, L’Afrique fantôme, Gallimard, 1981 [1934], p. 241). Dans son étude, Harf-Lancner souligne la fonction de la forêt dans les romans de chevalerie : « Frontière incertaine de deux mondes qui n’existent pas l’un sans l’autre, la forêt devait tout naturellement offrir son décor à une aventure placée aussi nettement sous le signe du surnaturel » (Laurence Harf-Lancner, op. cit., p. 87)., on a donné à la seconde le nom de fée qui était jusqu’alors l’apanage étymologique de la première, et c’est ainsi qu’est née une figure composite, à la fois prophétique et érotique :

Le Moyen Âge a donc connu deux types de fées : les Parques, dont l’image classique avait été profondément transformée par celle de la tradition populaire, et les dames de la forêt dont le chemin croise souvent celui des mortels. Ces dernières sont devenues des “fées” à leur entrée dans la culture savante, au XIIe siècle, avec la disjonction progressive du mot “fée” et du personnage de la Parque. Les deux types folkloristiques primitivement distincts vont d’ailleurs se fondre dès le XIIIe siècle dans une nouvelle figure, proprement littéraire, à la fois déesse amoureuse et maîtresse du destin. Après le Moyen Âge les fées n’auront plus d’autre visage et les fées de nos contes populaires ont souvent subi l’influence de cette création de la littérature romanesque31Ibid., p. 42..

Du second type de fées, l’amante, Harf-Lancner explique ensuite qu’on la retrouve dans deux schémas folkloriques universels, qui sont toutefois particulièrement bien représentés dans la littérature médiévale, et qu’elle baptise respectivement, d’après deux célèbres fées, contes mélusiniens et contes morganiens :

Les contes mélusiniens s’intéressent à la venue d’une fée parmi les mortels, à son union avec l’un d’entre eux, union rompue par la transgression d’un interdit, après la naissance d’un ou plusieurs enfants. Dans les contes que j’ai choisi de nommer “morganiens”, le voyage se fait dans l’autre sens : au lieu de venir au devant de l’élu de son cœur, la fée l’entraîne dans son royaume, où elle tente de le retenir32Ibid., p. 203-204..

Selon les traditions, les variantes sont multiples, mais si l’on se limite au roman de chevalerie, il est aisé d’identifier « deux figures irréconciliables mais inséparables » qui « incarnent deux représentations de la féminité dans l’imaginaire médiéval », deux fées « opposées en un duel farouche33Ibid., p. 308. » : la Dame du Lac (parfois confondue avec Viviane), vouée au bien, et Morgane, vouée au mal. La première, bien qu’elle soit issue d’un schéma morganien (elle enlève Lancelot enfant), se rapproche au fil de son évolution de la fée des contes mélusiniens, alors que la seconde est bien évidemment l’archétype des contes morganiens. C’est que la première dispense à son protégé un amour maternel, qui le prépare à réintégrer le monde socialisé de la chevalerie34Voir Harf-Lancner, ibid., p. 307-308 : « Protectrice et maternelle, la Dame du Lac donne au lieu de prendre. Loin d’attirer un héros dans l’autre monde et de priver ainsi le monde des humains de l’un de ses supports, elle fait don aux hommes d’un héros mortel mais paré, par son enfance féerique, des prestiges du merveilleux et doté lui-même de pouvoirs surhumains. », tandis que la seconde cherche à garder auprès d’elle son captif, au nom d’un amour destructeur, qui fait d’elle une véritable geôlière35Voir ibid., p. 269 : « Loin de céder aux charmes de la belle séductrice, le héros, le plus souvent insensible à ses appâts, ne voit en elle qu’une geôlière et ne songe qu’à fuir le séjour paradisiaque qu’il considère comme une prison. ». Issues du même schéma folklorique, les deux figures sont donc polarisées : plus qu’à une amante, la Dame du Lac fait penser à une marraine, là où Morgane représente une perversion de la figure de l’amante36Voir ibid., p. 288 : « La figure de Morgue est donc inséparable d’un schéma narratif d’origine populaire, l’enlèvement du héros dans l’autre monde par une fée amoureuse, qui a été interprété selon la mythologie romanesque du XIIe et du XIIe siècles. De la fée radieuse des contes merveilleux, incarnation de l’amour fou, est né le personnage le plus inquiétante de la littérature romanesque, sombre image du désir. ». Bref, il faut constater l’extrême ambivalence de la fée médiévale telle qu’elle se présente dans les romans de chevalerie, à la fois marraine et amante, maternelle et séductrice, bienveillante et maléfique. Rien d’étonnant à ce qu’elle ait tant plu à Leiris, comme nous allons maintenant le voir.

La première apparition de la fée dans l’œuvre de Leiris est à la fois furtive et révélatrice, en raison de son emplacement stratégique. Le deuxième chapitre de L’Âge d’homme s’ouvre sur cette confession : « J’ai toujours été séduit par les allégories, leçons par l’image en même temps qu’énigmes à résoudre, et souvent attirantes figures féminines fortes de leur propre beauté et de tout ce qu’un symbole, par définition, a de trouble » (AH, 51-52). De très bonne heure, Leiris aurait été initié à ces « représentations mythologiques », à ces « gracieuses allégories, déesses court vêtues ou richement harnachées, semblables à des nymphes ou à des fées37Selon Harf-Lancner, le trait érotique qui s’est combiné avec le trait prophétique des Parques pour créer la figure composite de la fée médiévale provient d’une contamination précoce des premières par d’autres déesses de la mythologie classique, qui sont des « figures imaginaires du désir » : les nymphes (ibid., p. 17). » (AH, 52). On peut ne pas prêter attention à la remarque, légère et ironique, qui réduit la fée à un comparant : elle semble n’être là que pour illustrer l’attrait érotique des allégories, qui ne sont pas pour rien des figures féminines. Et c’est bien là que veut en venir Leiris, puisqu’il rapporte ensuite sa découverte, quelques années plus tôt, du célèbre diptyque de Cranach, Lucrèce et Judith, qui a servi de point de départ à l’œuvre : c’est autour des images opposées de Lucrèce (la femme agressée) et de Judith (la femme agressive), symboles d’une polarité sexuelle fondamentale, qu’est structurée sa confession. À l’origine de l’écriture autobiographique, il y aurait donc une prédisposition enfantine, le goût trouble des allégories, qui est seulement réactivée à l’âge adulte, de façon apparemment fortuite. Mais la fée n’est-elle, à bien y réfléchir, qu’un comparant ? L’ambivalence érotique, telle qu’elle s’incarne dans le diptyque Judith/Lucrèce, se retrouve aussi dans les romans de chevalerie lus dans l’enfance, sous la forme de l’opposition entre la Dame du Lac et Morgane, confondues dans la figure ambivalente de la fée. Dès lors, il faudrait rétablir ainsi le sens du texte : ce n’est pas l’allégorie qui est semblable à la fée, c’est la fée qui est l’allégorie fondatrice.

L’importance décisive des romans de chevalerie est confirmée au début du sixième chapitre, intitulé « Lucrèce et Judith » :

Parmi les récits légendaires que j’ai le mieux aimés étant enfant et qui n’ont jamais cessé de m’émerveiller, figurent les romans de la Table Ronde, que je n’ai pas lus dès l’abord dans les éditions destinées aux adultes, mais dans de petites brochures illustrées à l’usage de la jeunesse, condensations extrêmes peut-être plus frappantes d’avoir été expurgées, parce que tous les détails accessoires en sont rejetés et qu’il ne reste plus que l’essence même du mythe. (AH, 136).

Parmi les récits légendaires de la matière de Bretagne, ainsi ramenés à leur pure dimension mythique, Leiris en signale deux qui l’ont particulièrement marqué, et qui font tous deux intervenir des fées :

Un récit qui m’impressionnait entre tous et qui, même à l’heure où je recopie ces lignes, me tient sous son charme d’énigme, c’est celui de la disparition du roi Arthur, dont on ne sait s’il est vraiment mort, puisque des fées l’emmenèrent agonisant, en barque, vers une île, après que son épée, jetée dans l’eau, en eut trois fois ressurgi, brandie par la main d’une créature sous-marine. Il y avait aussi l’épisode de Merlin, perdu dans la forêt de Brocéliande où Viviane son amante le retient prisonnier, mettant en œuvre contre lui les secrets de magie qu’il lui a lui-même enseignés. (AH, 137).

Curieusement, Leiris oriente son commentaire vers la figure de Merlin : son supplice lui fournirait « l’image de [s]a propre vie », à savoir celle d’un homme qui « se gave de pessimisme », qui « aima son propre désespoir, jusqu’au jour où il s’aperçut […] qu’il était ainsi tombé dans le piège de ses propres enchantements » (AH, 137). L’explication, fade et confuse, n’explique pas grand-chose. À l’évidence, c’est du côté de l’imaginaire érotique qu’il faut se tourner, puisqu’on retrouve avec Viviane l’« amante », et plus précisément la fée amante des contes morganiens. Si elle a fini par être assimilée à la Dame du Lac, Viviane est en effet à l’origine une fée sylvestre qui attire son amant dans le monde surnaturel, conformément au schéma morganien. En ce sens, elle constitue un double maléfique de la Dame du Lac38Voir ibid., p. 308 : « Viviane et la Dame du Lac sont liées toutes deux au même schéma folklorique : toutes deux entraînent un mortel dans l’autre monde. Mais là s’arrête leur ressemblance. Viviane attire Merlin dans une captivité amoureuse (selon la Vulgate), vers la mort (selon le Lancelot et le Merlin Huth) et demeure avant tout une figure dangereuse. La Dame du Lac soustrait l’enfant Lancelot à une mort certaine et le fait renaître au monde des hommes dans tout l’éclat de sa jeune prouesse. », c’est-à-dire une autre Morgane. Et ce n’est pas une comparaison gratuite, car l’épisode des fées qui emmènent Arthur agonisant sur Avalon appartient en réalité au cycle de Morgane. Dès le milieu du XIIe siècle, indique Harf-Lancner dans sa longue étude du personnage, « circulait dans les pays bretons une légende qui faisait séjourner Arthur, l’incarnation de l’espoir breton, dans l’autre monde, près d’une fée guérisseuse39Ibid., p. 266. », du nom de Morgane. À l’origine, il n’y a pas trace d’un lien amoureux entre les deux personnages, ce qui n’est pas sans intérêt, parce que Leiris passe ici cet aspect de la légende sous silence, comme s’il en était resté à ce stade de développement de la figure. C’est seulement dans un second temps, sous l’influence du schéma morganien, de plus en plus populaire, que la coïncidence des situations (Morgane soigne Arthur blessé dans l’autre monde, la fée morganienne retient son amant dans l’autre monde) imposa l’idée que Morgane n’était pas seulement une guérisseuse, mais une amante. Et c’est dans un troisième temps que « la bienfaisante fée guérisseuse se voit bientôt chargée […] de tous les péchés du monde40Ibid., p. 267. ». De cette collision entre la légende d’Arthur et le schéma morganien est donc née cette figure complexe, à la fois guérisseuse et amante, bienveillante et maléfique, qui semble répéter en elle l’opposition de la Dame du Lac et de Morgane… Pour résumer, on trouve dans ce bref paragraphe non pas une, mais deux fées (Morgane et Viviane), qui sont en fait deux variantes de la fée séductrice mais destructrice des contes morganiens, qui est elle-même double, puisqu’elle apparaît à la fois bienveillante et maléfique.

Figure extrêmement complexe, que le jeune lecteur a synthétisée de son mieux : Leiris affirme en effet que c’est de ce fonds légendaire qu’« est sorti le concept de la fée, ou de la femme telle qu’à la fois [il] la souhaitai[t] et redoutai[t], enchanteresse capable de toutes les douceurs mais recelant aussi tous les dangers » (AH, 137). Impossible de déchiffrer ce concept sans en connaître l’arrière-plan littéraire, car si l’on comprend sans peine que Viviane l’« enchanteresse », qui retient Merlin prisonnier, recèle « tous les dangers », on ne peut concevoir que la fée soit aussi « capable de toutes les douceurs » qu’en se rapportant à l’image originelle d’une Morgane guérisseuse. L’essentiel, cependant, me semble être que Leiris fasse de la fée l’incarnation de la femme telle qu’il la rêve, au nom de son ambivalence même : la fée est séduisante parce qu’elle est à la fois douce et dangereuse. Autant dire qu’elle réunit en elle les deux pôles (sadique et masochiste) de son idéal sexuel, comme il l’avoue ensuite, au prix d’un curieux détour, en comparant la fée à « ce personnage féminin en lequel peuvent se fondre symboliquement [s]a Lucrèce et [s]a Judith : Cléopâtre, reine d’Égypte » (AH, 138).

Si l’idéal est double, il penche tout de même plutôt d’un côté, car « la pâle et malheureuse Lucrèce, servante ridiculement dévouée de la morale conjugale […] est pourtant éclipsée par l’image insolente de Judith telle qu’elle dut se présenter sortant de la tente d’Holopherne », et aux pieds de laquelle Leiris s’imagine « couché » (AH, 143). C’est dire que Leiris préfère Morgane (ou Viviane) à la Dame du Lac et qu’il se voit plutôt en Arthur (ou en Merlin) qu’en Lancelot, et c’est ce que laisse entendre la dernière occurrence de la fée dans L’Âge d’homme. À sa première amante, qu’il surnomme « Kay », revient en effet le privilège de réaliser provisoirement, lors du très court moment d’euphorie qui suit la perte de sa virginité, l’idéal de Leiris : « Pendant huit jours je triomphai : le monde n’était plus à sa place, j’avais trouvé la Fée par qui tout était transformé » (AH, 174). Érigée (par la majuscule) au rang d’archétype, Kay, plus âgée que Leiris, et de surcroît en instance de divorce, joue logiquement le rôle d’une initiatrice, qui découvre au jeune homme un monde enchanté qu’il ignore, conformément au schéma morganien de la fée qui entraîne son amant dans l’autre monde. Déjà leur rencontre avait revêtu l’allure d’un enchantement : « Pour que ma jonction avec Kay ait pu se produire, il a fallu, certes, bien des circonstances, qui me semblaient proprement merveilleuses parce que n’y intervenaient pas ma volonté » (AH, 169, Leiris souligne). Mais Leiris, passant sous silence le bonheur vécu, s’applique à donner de Kay une image négative, qui en fait un double de ces versions maléfiques de la fée morganienne, Viviane ou Morgane. Dès le début de leur relation, elle l’isole de son entourage : « Peu à peu je me liai charnellement et sentimentalement. Nous inventâmes une mythologie d’alcôve et, avant que cet amour se fût entièrement effrité, cela dura quatre ans. Dès les premiers jours je m’étais détaché, automatiquement, de mes amis » (AH, 174). Avec le temps, Leiris éprouve de plus en plus vivement le sentiment de n’être « plus libre sentimentalement » (AH, 180). Mais c’est surtout la perspective du mariage, l’obligeant à « choisir un métier, travailler pour cette femme plus âgée que [lui] qui [lui] serait à jamais liée », qui apparaît à Leiris comme le comble de la servitude : « je ne serais affranchi du service militaire que pour me charger aussitôt de chaînes encore plus lourdes » (AH, 180).

Avant que la perspective du mariage n’ait poussé Leiris à rompre, il y a pourtant eu quatre ans plus ou moins enchantés, dont le narrateur de L’Âge d’homme ne dit presque rien. Pour rendre à la fée son vrai, c’est-à-dire son double, visage, il faut se reporter à Frêle Bruit, où Leiris revient sur sa liaison avec Kay. S’il n’est plus question de fée, le texte comporte un motif familier, qui renvoie à l’univers des romans de chevalerie :

Certes, le charme finit par se rompre. Mais pendant un temps […] la complicité dans laquelle nous tendions à nous enfermer fut l’égale d’une île où, la peuplant à nous seuls […], nous aurions trouvé tout ce qu’exigeait notre subsistance charnelle et sentimentale. Sans doute est-ce quand l’illusion commença à se dissiper qu’il fallut, pour garder à cette île la verdeur qu’elle avait lorsque nous l’habitions sans y penser, nous forger un mythe de l’île. (FB, 88-89).

Voilà donc en quoi consiste la « mythologie d’alcôve » à laquelle Leiris faisait allusion dans L’Âge d’homme. Et s’il précise ensuite que leur « mythe de l’île » est en réalité emprunté à un conte pour enfants (Macao et Cosmage), comment ne pas penser à l’île d’Avalon où Morgane, selon les versions, soigne Arthur, puis le retient prisonnier ? Seulement, au lieu d’insister sur ce dernier point, qui ferait de son amante la figure négative de L’Âge d’homme, Leiris met en valeur l’aspect positif de cette réclusion imaginaire : « Trouver un paradis dans l’amour d’une femme avec qui, physiquement, l’on s’ébat en pleine nudité sauvage et qui, idéalement, nous mène en un lieu si exotique et si retiré qu’il semblerait que la mort ne puisse venir vous y chercher, c’est à ce désir au double aspect […] qu’en moi ce mythe répondait » (FB, 90). Tel est bien le sens profond des contes morganiens, selon Harf-Lancner, qui explique qu’ils mettent en jeu le « thème de la fuite surnaturelle du temps » : « Quand un mortel quitte son univers pour le royaume des fées, il passe du règne de l’éphémère à celui de l’éternité, il échappe au temps41Ibid., p. 210.. » Retiré du monde des hommes auprès de sa fée, Leiris a pu croire qu’il avait trouvé sur l’île paradisiaque de leur amour un refuge contre le temps et la mort.

Refuge illusoire, bien entendu, parce que l’amour n’a qu’un temps. Leiris soulignait d’ailleurs que ce mythe de l’île n’était intervenu que dans un deuxième temps de leur liaison, alors que l’île de leur « complicité » (FB, 89) avait déjà commencé à sombrer ; en ce sens, le recours au mythe est déjà un symptôme de désenchantement. Pour savoir à quoi tient ce désenchantement, il faut revenir à L’Âge d’homme, qui passe en revue les diverses causes de « l’émiettement » (AH, 174) progressif de la relation. Parmi celles-ci, la principale est « l’idée de la mort », qui s’exprime en particulier par l’« obsession » grandissante du « vieillissement », révélé à Leiris par « l’acte érotique » (AH, 175) lui-même. Ironie du sort, la fée qui devait le soustraire au temps et à la mort lui découvre qu’il est soumis au temps, qu’il est mortel : on comprend pourquoi le triomphe de Leiris n’a duré qu’un temps (selon Frêle Bruit), peut-être huit jours (selon L’Âge d’homme), en tout cas un moment assez bref au terme duquel, le charme rompu, il s’est retrouvé prisonnier de l’enchanteresse maléfique qui l’avait séduit.

Les quatre années de réclusion sur l’île n’ont cependant pas été infructueuses, si l’on en croit L’Âge d’homme. Pour échapper à la surveillance de sa geôlière, pour se soustraire en même temps à l’obsession de la mort qu’elle lui avait révélée, Leiris s’est employé à se forger « un asile inviolable ou ni mort ni amant ne pourraient venir [le] chercher » : « De cette époque datent mes premières aspirations à la poésie, qui m’apparaissait à proprement parler comme un refuge, un moyen d’atteindre à l’éternel en échappant à la vieillesse en même temps que de retrouver un domaine clos et bien à moi dans lequel ma partenaire n’aurait pas à s’immiscer » (AH, 176). Lorsqu’il lui est apparu que l’amour n’était qu’un refuge illusoire, qu’il n’y trouverait pas l’île merveilleuse des romans de chevalerie, le jeune homme s’est donc tourné vers une autre voie d’accès à l’éternel, la poésie, qui fait dès lors à son tour figure d’île – et même d’île dans l’île, l’Avalon poétique s’inscrivant au cœur de l’Avalon amoureux :

Je n’avais certes pas l’ingénuité de penser que l’art et la poésie m’offriraient un équivalent de l’éden – enclave inviolable de plaisance et de paix – dans lequel […] j’avais cru pouvoir m’enfermer, mais je sais bien que c’est dans ce monde imaginaire […] que j’ai cherché un autre asile contre l’idée de la mort et de la fragilité des choses et je sais également que l’activité d’écrivain – activité distincte des manœuvres d’alcôve, mais elle aussi en chambre et qui a pour île la table, voire la feuille de papier – est demeurée mon grand recours. (FB, 95-96).

C’est ainsi que Leiris retrouve et combine en quelque sorte les deux dénouements du conte morganien : soit le mortel séduit par la fée regagne le monde humain, le temps et la mort ; soit il s’enfuit définitivement dans l’autre monde, renonçant à la vie normale d’un homme42Voir ibid.. Leiris a certes choisi de rompre avec Kay, de quitter l’île surnaturelle pour retrouver la société humaine ; mais en s’orientant définitivement vers la carrière poétique, il a également fait le choix d’une nouvelle fuite dans l’imaginaire, aussi loin que possible du temps et de la mort. L’identité, en fin de compte, des deux destins, que souligne Harf-Lancner43Ibid., p. 212 : « Le mortel qui a goûté à l’éternité n’a plus sa place parmi les hommes et, sous leur apparente antinomie, les deux dénouements du conte morganien ne sont que deux visages de la mort. », explique que la poésie prenne si souvent un visage féminin dans son œuvre.

La fée marraine

Si, parmi les récits de la Table ronde, celui de la disparition d’Arthur a le plus marqué Leiris, c’est donc parce qu’il aurait imprimé en sa mémoire d’enfant le motif de l’île merveilleuse, d’un lieu hors du temps et de la mort, auquel on ne peut accéder que par la grâce d’une fée amante – ou, à défaut, par celle de cette autre fée qu’est la poésie. Il faut néanmoins remarquer qu’il n’est pas fait mention, dans le bref résumé de L’Âge d’homme, d’une fée amante : comme je l’ai relevé plus haut, on a l’impression que Leiris se réfère au stade primitif de la légende, où il n’est pas encore question d’un lien amoureux entre Arthur et Morgane. Seule la mention de Viviane, au même paragraphe, oriente l’interprétation vers le développement ultérieur de la légende, qui fait de Morgane une figure d’amante maléfique. Il semblerait donc qu’à un premier niveau de lecture, au moins, le « charme d’énigme » du récit tienne surtout au mystère du sort d’Arthur, « dont on ne sait s’il est vraiment mort » (AH, 137), comme le souligne expressément Leiris. Dans Frêle Bruit, cherchant à élucider la signification que revêt pour lui le merveilleux, Leiris liste un certain nombre d’« ingrédients » (FB, 335), dont le tout premier n’est autre que la « Mort douteuse d’Arthur » (FB, 332). Il revient également à plusieurs reprises sur l’image obsédante de « l’émersion d’une main inconnue élevant hors de l’eau, à trois reprises, l’épée qu’Arthur mourant avait prié ce chevalier de jeter dans un lac » (FB, 331), déjà évoquée dans L’Âge d’homme. Il va jusqu’à vérifier dans une édition moderne de Le Morte d’Arthur, de Thomas Malory, que le nom du chevalier en question est bien Baedever (FB, 369), avant de marquer de quel prix il est à ses yeux : « Confluence, carrefour, comme si dans le mot “Baedever” s’entrecroisaient plusieurs des routes où il m’est loisible de m’engager pour atteindre à ce que […] je nomme “merveilleux” et, tout aussi empiriquement, “poésie” » (FB, 370-371). Si le nom du fidèle chevalier est un si puissant vecteur de merveilleux, c’est bien parce qu’il fait signe vers l’étrange disparition d’Arthur, qu’on peut dès lors considérer comme le principal thème du merveilleux médiéval pour Leiris. Et là encore, son charme ne tient pas peu à la présence des fées – au premier rang desquelles, dans le récit de Malory, figure bien Morgane – qui emmènent Arthur agonisant vers l’île d’Avalon, image de l’au-delà44Selon Laurence Harf-Lancner, la forte présence de l’île dans les romans bretons témoigne de l’influence de la mythologie celtique, « qui place son au-delà dans des îles merveilleuses peuplées de femmes accueillantes aux héros mortels » (ibid.., p. 20)., en une sorte de cortège funèbre. Il convient donc de s’interroger sur le lien que les fées entretiennent avec la mort.

Les fées, nous l’avons vu, sont les héritières des Parques antiques ; plus généralement, elles sont apparentées à de nombreuses « divinités féminines personnifiant le destin » dans diverses mythologies anciennes (gréco-romaine, mais aussi mésopotamienne ou égyptienne), qui peuvent être à ce titre « bienveillantes ou menaçantes45Martine Hennard Dutheil de la Rochère et Véronique Dasen, « Des Fata aux fées : regards croisés de l’Antiquité à nos jours », Études de lettres, nº 3-4, 2011, p. 16. », indiquent Martine Hennard Dutheil de la Rochère et Véronique Dasen. L’ambivalence des fées, qui avait tant séduit Leiris, ne tient donc pas seulement à l’amalgame médiéval de plusieurs figures (fée marraine/fée amante), mais à ce qu’elles descendent de personnifications du destin, qui sont par conséquent liées à la naissance, mais aussi à la mort : « leur ambivalence se traduit par leur patronage des deux extrêmes du cycle de la vie, la naissance et la mort46Ibid., p. 21. Plusieurs études réunies par Hennard Dutheil de la Rochère et Dasen l’attestent. C’est déjà le cas en Mésopotamie : « L’ambivalence des divinités liées au moment de la naissance est un motif récurrent. Celles-ci peuvent donner ou ôter la vie, infléchir, voire bouleverser son cours normal » (Constance Frank, « “Le fuseau et la quenouille”. Personnalités divines et humaines participant à la naissance de l’homme et à sa destinée en Mésopotamie ancienne », Études de lettres, nº 3-4, 2011, p. 57). L’autrice fait d’ailleurs le parallèle avec la fée maléfique de La Belle au bois dormant. De même, en Égypte ancienne, les déesses Hathor et Meskhenet « fixent le destin du nouveau-né, mais aussi ses limites et même les conditions de sa mort » ; en outre, par-delà sa mort, elles président à sa renaissance (Cathie Spieser, « Meskhenet et les sept Hathors en Égypte ancienne », Études de lettres, nº 3-4, 2011, p. 86). À l’inverse, les Moires ne sont pas seulement des déesses de la mort ; au contraire, elles « sont associées dans la tradition grecque non seulement à la fin de la vie, mais aussi à ses débuts », scandant « les étapes essentielles » de la vie humaine : « la naissance, le mariage, l’accouchement et la mort » (Vinciane Pirenne-Delforge et Gabriella Pironti, « Les Moires entre la naissance et la mort : de la représentation au culte », Études de lettres, nº 3-4, 2011, p. 96-97). ». Si, dans L’Âge d’homme, Leiris associait la naissance aux fées, par l’intermédiaire des contes, c’était pour rejeter ces derniers, au nom de son dégoût de l’accouchement. En revanche, la référence au cortège funèbre d’Arthur exploitait pleinement le rôle de passeuses des fées, qui accompagnent l’agonisant vers l’autre monde. Dans la mesure où l’on ne sait pas si Arthur est vraiment mort, leur rôle reste toutefois équivoque : on ne saurait dire qu’elles procèdent à une mise au tombeau ; et si l’on se rappelle qu’à l’origine Morgane était une guérisseuse, on est plutôt fondé à croire que les fées préparent plutôt le retour du roi qu’attendent fidèlement les Bretons, selon la légende populaire dont le récit de Malory, entre autres, se fait l’écho. Bref, l’indécision qui entoure la mort d’Arthur fait des fées, telles qu’elles apparaissent dans les romans de chevalerie, des figures ambivalentes, qui ne patronnent ni la mort, ni la naissance, mais bien plutôt la renaissance du personnage d’Arthur.

De cette ambivalence fonctionnelle témoigne l’île d’Avalon, qui ne représente pas tant l’au-delà de la mythologie celtique qu’un espace indécis de limbes où Arthur, suspendu entre la vie et la mort, attend sa renaissance. Il n’est pas difficile d’y voir un symbole psychanalytique, tant le roi endormi sur son île fait penser à un fœtus baignant dans l’élément liquide du milieu utérin – et nous avons vu que Leiris était manifestement obsédé par l’image de la main brandissant Excalibur hors de l’eau, bel exemple de déplacement, qui suggère que la plongée n’est pas destinée à durer, mais doit s’achever sur une émersion. Il est tout de même intéressant de noter qu’on touche ici à l’un des principaux motifs du merveilleux tel que l’a étudié une autre figure du surréalisme, Pierre Mabille, selon lequel le « regret de la naissance, de la vie prénatale, se traduit par l’idée qu’au début régnait la perfection. De cet âge d’or, du primitif Éden, le souvenir reste d’une île paradisiaque47Pierre Mabille, Miroir du merveilleux, Paris, Minuit, 1962, p. 128. », à laquelle on ne peut aborder qu’au terme d’une traversée lustrale de la mer. Il semble donc raisonnable de supposer que Leiris a, sinon la légende arthurienne, du moins l’ouvrage de Mabille en mémoire lorsqu’il analyse plus précisément le mythe de l’île qu’il s’était forgé avec la fée Kay, avançant qu’un tel mythe exprime ce qu’il n’a « sans doute jamais cessé de rechercher comme une île où [il] serai[t] protégé : le giron maternel que peuvent représenter une femme, un pays qu’on aime ou une idéologie, voire le trou noir où vous plonge – vrai retour au sommeil fœtal – un semi-suicide par les barbituriques ? » (FB, 96). Notons qu’à la même page, Leiris relève qu’à l’époque leur « lit était une île plus que par simple jeu de mots » (FB, 96, Leiris souligne), et de fait le jeu de mots prête à réflexion, tant le lit, comme l’île, semble lié à la figure de la fée, sous quelque visage (amante ou marraine) qu’elle se montre : c’est évidemment, comme le glisse Leiris, le lieu dévolu à l’amour, mais c’est aussi celui de la naissance et de la mort, et c’est par conséquent celui de la renaissance.

De quoi est-il question ici ? D’une figure maternelle, assimilée à une île protectrice à laquelle on tente désespérément de retourner, que ce soit par l’amour ou par le suicide. L’assimilation de la mère à une île ne surprend guère, nous venons de le voir ; l’idée qu’à travers l’amour d’une femme on cherche à retourner à la mère n’est pas tellement plus originale ; en revanche, on peut s’étonner que le suicide soit présenté comme une autre manière de retourner à la mère. L’idée travaille pourtant l’œuvre de Leiris depuis longtemps, comme l’a bien montré Maria Watroba à propos d’un poème consacré à une autre divinité féminine, La Néréide de la mer Rouge48Voir Maria Watroba, « La part de l’ombre », Ecritures de l’absence. Essais sur les frères Goncourt, Zola, Proust, Gide, Valéry et Leiris, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007, p. 155-156 : « La marche à rebours où défilent les paysages traversés s’accompagne métaphoriquement d’un regressus ad uterum, via une évocation de l’enfance. Conformément à l’association archaïque mer/mère et à l’image traditionnelle de l’espace pour le temps, l’avancée à contre-courant à la rencontre de la mer figure la remontée temporelle jusqu’au sein maternel. Dans l’univers de Leiris, comme dans le rêve, la progression spatiale se réalise en effet à rebours, au sens où elle coïncide avec une régression dans le temps : voyager, c’est rajeunir. Toutefois, reprenant le lien immémorial de la mer et la mère à la mort, La Néréide de la mer Rouge présente un exemple à la fois radical et lugubre de cette inversion : voyager y est tendre vers un âge prénatal et, ainsi, chercher à mourir à nouveau, à regagner une mort antérieure, qui se confond avec la vie intra-utérine. ». Aussi n’est-il pas surprenant qu’après avoir tenté de se suicider, en 1957, Leiris prenne à son réveil une série de notes, dont l’une des premières est la suivante : « La mort, exactement comme un retour au sein maternel49Michel Leiris, Journal (1922-1989), édition établie par Jean Jamin, Gallimard, 1992, p. 498.. » Mais le plus significatif est bien ce qu’il dit dans Frêle Bruit : son « semi-suicide » fait de Leiris un double d’Arthur, ni tout à fait vivant, ni tout à fait mort, retiré sur l’île symbolique d’un « sommeil fœtal », en attente d’une renaissance. Par conséquent, on peut tenter de lire Fibrilles à la lumière du récit d’Arthur, en cherchant la fée qui doit s’y trouver, et qui n’est plus la terrible Morgane des stades ultérieurs de la légende, mais la douce guérisseuse des premiers temps, plus proche de la Dame du Lac que de Viviane, plus Lucrèce que Judith, et presque identique à une fée marraine penchée sur le berceau du nouveau-né. Le récit de la tentative de suicide et de ses suites se trouve au deuxième chapitre (sur quatre) de Fibrilles, marqué par un net effort de mythification d’un épisode au demeurant assez sordide, dans la mesure où il traite essentiellement du long séjour à l’hôpital qu’effectue Leiris, d’abord inconscient (il est plongé dans le coma suite à l’absorption d’une forte quantité de barbiturique), puis semi-conscient (il est ensuite en proie à des hallucinations complexes, péniblement dominées), enfin pleinement conscient tout au long d’une lente convalescence.

Avant toute chose, il convient de remarquer que la figure de la fée amante n’est pas tout à fait absente de Fibrilles : Leiris impute en effet son geste, entre autres raisons, au désarroi sentimental où le plonge une liaison adultère avec une jeune femme qu’il surnomme la Chatte, aussi séduisante, et aussi dangereuse, qu’une Kay ou qu’une Morgane ; s’il loue encore, à sa sortie de l’hôpital, son « pouvoir d’enchantement » (Fi, 183-184), Leiris salue cependant avec « moins d’amertume encore que d’allégement » le dénouement d’une « intrigue qui [l]’avait enfiévré jusqu’à [l]e faire presque mourir » (Fi, 185).

Leiris n’est pas mort de sa fièvre d’amour, mais peu s’en est fallu, puisqu’il a brièvement été un « cadavre en sursis » (Fi, 119). Nouvel Arthur, il a en effet connu une « espèce de mort », figurée par « une immersion de trois jours et demi dans l’absolue ténèbre » (Fi, 109) du coma – mais à l’inverse du roi légendaire, il n’a pas eu à attendre plus longtemps pour revenir à la vie, après un détour par la région intermédiaire des hallucinations, entre sommeil et veille, entre vie et mort. C’est bien au récit d’une renaissance qu’on a affaire, ce qui est rapidement confirmé par le narrateur, qui parle de « l’état quasi-infantile où [il] [s]e trouvai[t] après cette espèce de mort suivie d’une nouvelle naissance » (Fi, 120). Ainsi se trouve explicité l’hypotexte psychanalytique de la légende arthurienne, qui fait du séjour sur l’île d’Avalon un retour au sein maternel : comme Arthur, Leiris est retourné à l’île utérine, ce que suggèrent les termes d’« immersion », mais aussi de « plongée » (Fi, 109) – mais là encore, contrairement à lui, il en émerge bientôt, nouveau-né.

L’atmosphère mythologique dans laquelle baigne l’épisode invite à voir dans cette « nouvelle naissance » une forme de résurrection, dans une perspective parfois chrétienne – Leiris s’imagine ainsi en « Lazare remonté du tombeau » (Fi, 111) –, plus souvent païenne. Dès la première page du chapitre, il se croit tiré du coma par un « génie psychopompe », qui lui parle « à des fins de résurrection » (Fi, 108). Les références s’orientent en particulier vers l’Égypte ancienne, culture associée aux rites de mort et de renaissance. À son réveil, Leiris se découvre couché « sur un lit que les deux planches dont il est bordé transforment en une sorte de boîte oblongue et sans couvercle », autrement dit comme un mort dans un cercueil, et surtout « pieds et mains enserrés dans des boucles formées par des espèces de boudins de toile rembourrée » (Fi, 109) : on peut y voir une momie en attente d’une nouvelle vie, qu’elle doit à l’intervention favorable d’étranges divinités ; et de fait, c’est ainsi qu’apparaîtront à Leiris les « médecins oto-rhino » qui lui ont fait subir une trachéotomie pendant qu’il était dans le coma (pour faciliter sa respiration) lorsqu’il retourne les voir pour un examen de sa plaie : « la suite de salles souterraines où ils officiaient, leur front bardé d’une grosse lampe électrique comme d’une visière en forme de museau de chien ne les changeaient-ils pas en juges infernaux devant qui j’aurais comparu, dans une Égypte aux hypogées curieusement modernisés plutôt que dans un hôpital ? » (Fi, 163). Reste qu’on aurait peine à trouver dans cette inspiration égyptienne de surface, qui doit beaucoup à Mozart (Leiris fait plusieurs fois allusion à La Flûte enchantée), le ressort profond du récit de renaissance : plus qu’aux médecins, le blessé doit sa guérison aux figures féminines qui se succèdent à son chevet, et qui peuvent ainsi apparaître comme les fées marraines réunies autour du berceau de l’écrivain revenu à l’état infantile.

La première de ces figures féminines est une amie (Jacqueline Roque, la compagne de Picasso) que Leiris reconnaît à son réveil, « debout à [s]on chevet », l’observant « avec une affectueuse vigilance » (Fi, 112). D’où le mot d’« ange » qu’il emploie à son sujet, et qui en fait le double de Khadidja : à la fin de l’œuvre, il fait allusion à « l’après-midi où cette fille que son allure sombre [l]e fit plus tard regarder comme un ange de la mort [l]’avait lavé ainsi qu’aurait pu le faire une nurse ou une infirmière » (Fi, 282), anecdote qui figurait déjà dans Fourbis. Le rappel n’est pas gratuit, car en associant l’amante à l’infirmière, il rappelle que telle était bien l’amie qui lui semblait un ange : Leiris, comprenant qu’il a été victime d’une hallucination, a tôt fait de réaliser que « la silhouette ainsi identifiée était celle d’une infirmière porteuse de la classique tenue blanche » (Fi, 112). C’est bien en raison de sa tenue blanche que l’infirmière a pu lui apparaître comme un ange ; plus tard, Leiris assimile l’ensemble du personnel féminin de l’hôpital (infirmières, mais aussi femmes de ménage) à une cohorte d’« anges » et d’« archanges » : « C’est à plusieurs niveaux et dans les branches diverses d’une hiérarchie aussi nuancée qu’une hiérarchie céleste que ces femmes étaient situées, toutes en blanc de la tête aux pieds » (Fi, 164). Et, comme Khadidja lavant Leiris, toutes ces entités célestes ont pour fonction principale de subvenir aux besoins élémentaires du blessé « retourné presque à l’état de nouveau-né puisqu’il fallait [l]e faire manger et qu[’il] n’avai[t] pas le droit de [s]e lever tout seul » (Fi, 163). On peut prendre l’exemple de « l’infirmière plus robuste et plus mûre » que Leiris change inconsciemment « en une Mère Gigogne » (Fi, 163), et qui est pour lui « ce qu’est la nourrice au marmot » (Fi, 164), aux premiers temps de sa renaissance : « après [l]’avoir revêtu d’une chemise de nuit de grossier tissu blanc », elle « [l]e fit manger comme un enfant » (Fi, 111), avant de « renouvel[er] le pansement » qu’il avait à la gorge. Figure éminemment maternelle, « Mère Gigogne » prend soin du nourrisson fragile qu’est redevenu l’écrivain, en l’aidant à s’acquitter des tâches qu’il est trop faible pour accomplir seul : s’habiller, se nourrir, se soigner. En ce sens, et conformément à sa fonction professionnelle d’infirmière, elle peut rappeler la bienveillante Morgane des premiers temps de la légende, guérisseuse empressée au chevet du roi blessé ; mais Leiris, en assimilant l’ensemble des infirmières à des anges, oriente l’interprétation dans une perspective chrétienne.

Aux côtés des infirmières, on rencontre d’autres auxiliaires du retour à la vie : les kinésithérapeutes, qui se distinguent des premières par une coiffe différente, « une sorte de petite calotte à peu près hémisphérique » (Fi, 164). En particulier, Leiris garde un souvenir visiblement ému d’une « jolie kinésithérapeute », qui lui enseigne « dès les premières journées de [s]on retour à la conscience » à presser de la main son pansement pour soulager sa blessure. Par la suite, elle lui fait découvrir une petite « cour-jardin », que Leiris décrit comme un « enclos […] édénique » (Fi, 162-163) où il peut s’aérer. La mythification de l’expérience vécue joue ici à fond, comme le reconnaît lucidement le narrateur de Fibrilles : « Sciemment, j’ai métamorphosé en génie bienfaisant qui m’eût aidé à franchir certains caps d’un voyage outre-tombe la jeune femme à qui je devais une double initiation : mieux respirer quand je parlais, prendre l’air dans le jardin » (Fi, 163). Guy Poitry, qui analyse minutieusement le passage à la lumière de La Flûte enchantée, y voit même le tournant décisif du récit de renaissance : « Un éden […] Mort et renaissance propre à toute initiation : en ce cas, l’étape franchie à cette occasion est bien celle de l’âge viril50Guy Poitry, Michel Leiris, dualisme et totalité, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1995, p. 270.. » Et il est indéniable que la kinésithérapeute a été déterminante dans le retour à la vie du convalescent, qui lui lance un jour : « “En vous voyant, j’ai repris goût à la vie” » (Fi, 163). Pourtant, là encore, il est difficile d’assimiler à une fée ce « génie bienfaisant », expression qui rappelle le « génie psychopompe » (Fi, 108) du début du chapitre, la rattachant plutôt à la mythologie païenne.

Il faut enfin mentionner une troisième figure féminine, qui n’a pour le coup rien d’une soignante, mais que Leiris associe explicitement à la précédente : « À la figure de la jolie kinésithérapeute s’est donc adjointe celle d’une autre plaisante personne, comme si leurs fraîches apparitions avaient été prévues pour que, malgré son appareil macabre […], l’hôpital Claude-Bernard s’inscrivît dans mon souvenir sous des couleurs plus roses que noires » (Fi, 178). Cette « plaisante personne », c’est une certaine Monique, patiente du même pavillon que Leiris, et que ce dernier désigne comme une « petite sainte, petite fée et plus sûrement petite reine à l’échelon cousette ou sténo-dactylo (qu’elle était) » (Fi, 177). Pour le coup, voilà une fée, une vraie ; et si Leiris la pare de ce titre, c’est peut-être parce qu’elle aussi, à sa manière modeste, fait figure d’initiatrice : elle lui explique en effet qu’en raison d’un dérèglement de leurs perceptions visuelles, certains tétaniques traités au curare éprouvent une sensation de vertige, que croit reconnaître Leiris lorsqu’à son retour à son domicile, il revient sur les lieux de son suicide raté (Fi, 176-177). Simple choc nerveux, en réalité ; mais il n’en reste pas moins qu’en lui donnant cette information rassurante, la jeune femme l’aura aidé à surmonter son vertige passager pour reprendre pied parmi les vivants.

Pourtant, là n’est pas, à mon sens, la véritable fée, et surtout pas la vraie marraine : la jeune Monique reste une figure de second plan, qui n’a rien de maternel. Plus généralement, les différentes figures féminines que Leiris a croisées au cours de son séjour à l’hôpital pâlissent en comparaison de celle qu’il décrit à la fin du livre comme la « figure de proue présidant au difficile retour à la vie dont [s]a réanimation n’aurait été que la phase liminaire » (Fi, 282) : sa tante, la chanteuse lyrique Claire Friché. Rappelons immédiatement qu’elle apparaissait déjà dans L’Âge d’homme, sous le pseudonyme de « Tante Lise » (AH, 90), et surtout qu’elle était associée à Judith (à laquelle est consacré le chapitre où elle apparaît), en raison de ses nombreux rôles dramatiques de femmes sanglantes (Carmen, Salomé, Électre, etc.), qui font d’elle une « mangeuse d’hommes » (AH, 99). Mais elle présentait déjà un double visage, puisqu’en même temps Leiris voyait en elle une « belle et bonne fille si paisible, de caractère si bourgeois et si rangé » : une Lucrèce, en somme, déguisée en Judith… Gérard Cogez explique qu’en réalité Leiris s’attache manifestement à brouiller les pistes : « En somme dans L’Âge d’homme, il traite ce personnage en le recouvrant d’un voile d’oubli, il semble l’ensevelir comme un souvenir qui ne cadre pas avec ses représentations de l’époque51Gérard Cogez, Leiris l’indésirable, Nantes, Cécile Defaut, 2010, p. 194-195.. » Selon lui, il lui a fallu attendre l’époque de Fibrilles pour être prêt à faire de sa tante « une figure allégorique, en l’élevant à la hauteur de Judith et de Lucrèce52Ibid., p. 200. ». Dans Fibrilles, Claire Friché apparaît en point d’orgue de la première moitié du chapitre, consacrée aux hallucinations qui assaillent Leiris dans le délire qui suit sa sortie du coma, telle l’infirmière prise à tort pour une amie ; sauf qu’à la différence de cette dernière, elle-même ne fait pas l’objet d’une hallucination : si elle commence à « hanter » le blessé, c’est « sous le couvert d’autres fantasmes » (Fi, 282), dont elle constitue en quelque sorte la clé herméneutique ; par conséquent, elle n’est présente dans le texte qu’à titre d’extrapolation du narrateur, qui choisit d’orienter l’interprétation a posteriori qu’il donne de ses hallucinations vers elle, pour en faire la figure centrale du chapitre.

On peut distinguer trois étapes de la longue et sinueuse analyse de Leiris. Dans un premier temps, au plus fort du délire, il croit se souvenir qu’après avoir absorbé toute sa provision de barbituriques, il a pris le premier train en partance pour Cannes, dans l’intention de rendre visite à son ami Picasso ; que là, il s’est trouvé si mal qu’on a dû le transporter d’urgence à un « hôpital bruxellois » (Fi, 110). Or c’est à Bruxelles que Claire Friché, d’origine belge, connut d’abord la gloire, comme le rappelle ensuite le narrateur (Fi, 117-118). Le délire hallucinatoire prend donc une tournure nettement régressive, marquant un retour à l’enfance qui prélude à la renaissance, conclut-il : « attaché à cette ville par des souvenirs enfantins qui me restent très chers, et notamment par celui de ma tante Claire que je vis là dans tout son éclat de cantatrice, j’y étais peut-être revenu comme un taureau blessé retourne à sa querencia » (Fi, 126). Dans un second, puis dans un troisième temps, Leiris est en proie à deux séries d’hallucinations successives, qui s’articulent autour de deux personnages distincts : une « vieille étoile du boulevard » (Fi, 115) à la retraite, dont Leiris juge qu’« elle avait probablement été mandée pour [lui] offrir, en un frappant raccourci, l’image de la condition d’artiste dans sa vérité […] la plus aiguë » (Fi, 125) ; et son cousin, qui n’est autre que le beau-fils de Claire Friché. Sans s’attarder sur le détail de ces deux hallucinations, on retiendra qu’aux yeux de Leiris, elles convergent évidemment vers le souvenir de sa tante, à laquelle chacun des deux personnages est lié (la première par sa profession, le second par sa parenté), si bien qu’il paraît légitime à Leiris de s’engager dans une longue parenthèse rétrospective, qui l’amène à se remémorer, entre autres souvenirs d’enfance, une visite à la maison bruxelloise de sa tante. Dans le salon se trouvait « un meuble vitré » renfermant divers objets liés à la carrière lyrique de Claire Friché, en particulier une « paire de castagnettes » lui servant pour le rôle de Carmen, dont Leiris, se rappelant encore avec émotion « la joie un peu intimidée » qu’il éprouva quand sa tante la lui « fit voir et toucher », affirme enfin qu’elle lui en imposait à titre d’« accessoire de théâtre et – telle une baguette de fée que j’aurais pu toucher du doigt – emblème d’une magie ainsi brusquement introduite entre les quatre murs d’un salon » (Fi, 138-139).

Claire Friché est donc une fée, dotée de sa baguette magique. Mais tout en la désignant explicitement comme une fée marraine, le texte fait aussi d’elle une guérisseuse, comme la douce Morgane des premiers temps de la légende. En effet, nous l’avons déjà vu, Leiris affirme qu’elle préside « au difficile retour à la vie dont [s]a réanimation n’aurait été que la phase liminaire » (Fi, 282). C’est qu’il ne peut se contenter, pour sortir des limbes, des soins médicaux administrés par les médecins, les infirmières, les kinésithérapeutes ; il lui faut encore trouver les ressources morales pour s’assurer qu’il ne rechutera pas. Si Leiris a tenté de se suicider, ce n’est pas seulement en raison de ses déboires sentimentaux, c’est pour avoir perdu foi en la littérature, comme il le concluait à la fin du chapitre précédent, au moment où il s’endormait, gavé de barbituriques :

Tout ça, c’est de la littérature, assurai-je enfin, voulant dire non seulement que la littérature m’avait vicié jusqu’au cœur et que je n’étais plus que cela, mais que rien ne pouvait désormais m’arriver qui pesât plus lourd que ce qui s’accomplit par l’encre et le papier dans un monde privé d’une au moins des trois dimensions réglementaires. (Fi, 106-107).

Pour renaître, il lui faut donc trouver de nouvelles « raisons de vivre » (Fi, 149), ce qui implique de parvenir à « un renouveau de cela même dont [il] avai[t] désespéré » (Fi, 148) : l’art, en l’occurrence l’écriture. Bref, la renaissance de l’écrivain dépend d’un renouveau de l’écriture, partant de la foi en l’écriture ; et c’est là qu’intervient, de façon décisive, la fée. L’ensemble de la séquence tend à cette conclusion : si, « à peine sorti de [s]on abîme », Leiris a été visité par « celle qui fut […] la “grande artiste” de [s]on enfance, [s]a tante, la cantatrice Claire Friché » (Fi, 152), c’est parce qu’il ne pouvait renaître à l’écriture sans retourner à la source de sa vocation artistique. D’où l’espèce de généalogie dans quoi culmine la séquence, qui ramène Leiris, à partir de la figure de sa tante, jusqu’à ceux qu’il considérait enfant comme « “les grands artistes” qu’on n’évoque pas sans émotion », et qui n’étaient pas des écrivains, mais « les grands interprètes, et particulièrement les acteurs ou chanteurs », à ses yeux déjà « revêtus d’une allure légendaire », en précisant que s’ils lui semblent aujourd’hui encore exemplaires, c’est parce qu’ils ne prennent pas l’art pour lui-même, mais le cultivent « en tant que mode de vie » (Fi, 150), réalisant ainsi cette fusion de l’art et de la vie qui est à l’horizon de son entreprise autobiographique.

Si l’on veut retrouver le registre de la fée marraine, on peut dire que la fée fait au nouveau-né don de la parole. Rien n’est plus naturel, dans la mesure où l’écrivain, lorsqu’il renaît, a régressé à l’« état quasi-infantile » (Fi, 120) – soit, étymologiquement, au stade qui précède l’acquisition du langage. Il n’est donc pas fortuit que Leiris ait choisi de placer sa renaissance sous l’égide d’une cantatrice, dont il ne manque pas de vanter la voix, si puissante qu’il lui semble encore, à distance, « que c’était cette voix même qu’on respirait » (Fi, 140) lorsqu’elle emplissait l’air : en s’inspirant de celle qu’il qualifie justement de « muse » (Fi, 282), il espère de toute évidence retrouver sa propre voix53L’importance du thème de la voix a été relevée par tous les commentateurs, mais nul n’en a mieux parlé que Nathalie Barberger, qui s’appuie sur les pages où Leiris revient sur le rôle (éminemment symbolique) de Vita, dans L’Étranger de Vincent d’Indy (Fi, 145-148) : « ces pages de Fibrilles disent la poursuite d’une figure féminine, où Claire […] relie à l’âge d’or, au paradis perdu de la voix et de la présence, sorte de nouvelle Muse ou de nouvelle Sibylle qui ressusciterait l’écriture poétique. […] À travers Vita, la voix traverse l’écriture comme un remords, celui nostalgique, d’un signe vivant. Surtout, s’incarnant dans la figure féminine à la voix chantante, elle devient l’objet de la quête. Parvenue à un “point mort”, l’écriture, grâce à ce voyage initiatique vers son origine oubliée, renaît […] Leiris lie de même la renaissance de l’écriture à l’émission sonore, à la jubilation d’une voix qui revient » (Nathalie Barberger, Michel Leiris, l’écriture du deuil, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1998, p. 80).. Il n’est pas indifférent de remarquer qu’en lui rendant symboliquement la parole, Claire Friché se montre fidèle à sa vocation étymologique de fée : l’étymon latin Fata provient en effet de fatum, participe passé du verbe fari (parler), rappellent Martine Hennard Dutheil de la Rochère et Véronique Dasen, qui en concluent que les « fées allient à leur fonction tutélaire la force d’une parole créatrice et performative54Martine Hennard Dutheil de la Rochère et Véronique Dasen, op. cit., p. 16. ». Par ailleurs, on peut noter que le don de la parole n’est pas le fait de la seule tante Claire, mais qu’il émane également d’une autre figure féminine qui se dresse à son chevet. Car la régression de Leiris au stade pré-langagier n’est pas qu’une allégorie de sa perte d’inspiration littéraire : il découvre à son réveil qu’à cause de sa trachéotomie, il a « au-dessous de la pomme d’Adam une ouverture », par laquelle s’échappe « une partie de l’air qu[’il] expir[e] », si bien qu’il ne peut « parler qu’au prix de grands efforts, par phrases hachées, d’une voix rauque et avec des pauses fréquentes pour reprendre haleine » (Fi, 111). La blessure est d’ailleurs si grave qu’il en garde des séquelles : « Longtemps il me sembla […] que ma voix n’était plus la même », en particulier qu’elle était « démusicalisée » (Fi, 181). Leiris ne se fait pas faute de souligner la signification douloureuse de cette « altération » physiologique pour l’écrivain qu’il est : « Être atteint dans ma voix, c’était me trouver blessé au plus profond, attaqué dans ce qui est le véhicule vivant du langage » (Fi, 181). Dès lors, on peut voir dans l’action de la kinésithérapeute qui lui montre comment soulager sa gorge blessée, et l’aide ainsi à « mieux respirer quand [il] parlai[t] » (Fi, 163), donc à mieux parler, l’intervention bienveillante d’une autre fée55Poitry va jusqu’à considérer que la kinésithérapeute, et non la cantatrice, est la véritable muse : il propose de voir « dans la charmante initiatrice, au niveau symbolique où se situe Leiris, une sorte de Muse, une inspiratrice qui, à défaut de remettre un instrument enchanté, enseignerait enfin comment retrouver le langage de la poésie » (Guy Poitry, op. cit., p. 268)..

Si toutes ces figures féminines ne sauraient être considérées comme des fées, il est cependant révélateur que Leiris les réunisse à la fin du livre, en confessant « [s]on insistance à évoquer […] les silhouettes de femmes ou de filles qui la plupart n’ont été auprès de [lui] que des figures et qui toutes, dans leur égale impondérabilité de maintenant, [lui] apparaissent comme des nymphes » (Fi, 281) :

A l’hôpital Claude-Bernard, une amie faussement reconnue – ange apparu soudain et vite disparu – veilla un matin debout à mon chevet, puis une accorte kinésithérapeute […] m’enseigna le geste propre à pallier certaine gêne causée par ma gorge blessée et, peu après, m’indiqua par où je devais passer si je voulais profiter de la tranquillité aérée du jardin. En ce même hôpital, le souvenir de ma tante Claire commença de me hanter sous le couvert d’autres fantasmes, avant d’apparaître expressément comme une muse dont la présence immatérielle encourage ou […] comme une figure de proue présidant au difficile retour à la vie dont ma réanimation n’aurait été que la phase liminaire (Fi, 281-282).

Reprenant en désordre les différentes étapes de son retour à la vie (délire hallucinatoire post-coma, convalescence lucide), Leiris en désigne les figures les plus saillantes, tout en faisant rapidement allusion aux dons qu’en bonnes marraines elles lui ont prodigués. Car il ne fait pas de doute qu’elles soient telles : balayant ces « égéries » de papier que sont ces figures féminines, Leiris se reproche juste après son désir d’« être tenu par la main et guidé comme un enfant », avant de s’en prendre à « cet enfant qui persiste en [lui] malgré la chronologie et qui, aujourd’hui comme hier, s’invente des fées marraines en lieu et place des autres fées inexorablement terrestres avec lesquelles un homme doit s’affronter » (Fi, 283). Constat extrêmement sévère, et terriblement ironique, si l’on veut bien considérer que l’adulte n’a pu donner au récit de son existence une forme mythique qu’en retrouvant les modèles de l’enfant avide de contes de fées et de romans de chevalerie…

Nerval ou le parrain littéraire

Pour finir, je voudrais brièvement évoquer une autre figure sous le patronage de laquelle Leiris place sa renaissance symbolique à l’écriture. Si la kinésithérapeute rend à Leiris l’usage physiologique de la parole, si la bonne fée marraine Claire Friché l’encourage à retrouver la saveur perdue de sa propre voix, encore faut-il que la parole s’inscrive dans l’espace écrit du texte ; et pour cela, Leiris a besoin du parrainage d’un écrivain. Et pourquoi l’écrivain ne pourrait-il être une fée ? Après tout, il a lui aussi sa baguette : Leiris se reproche ainsi d’être trop enclin à « voir dans le mince et approximatif cylindre qui, discrètement phallique, est son grand instrument de travail une baguette magique56Michel Leiris, Langage Tangage, Paris, Gallimard, 1985, p. 85. ».

Des écrivains, il y en a beaucoup qui accompagnent Leiris à travers les dédales souterrains de Fibrilles : Chateaubriand, Rimbaud, Mallarmé, Proust, etc. Dès les premières pages du livre, l’auteur convoque l’un de ses modèles, Raymond Roussel, qui s’est lui-même suicidé en absorbant « une quantité trop forte de barbiturique » (Fi, 41), troublante anticipation du sort qui attend encore Leiris, et dont il évoque la « vie des mieux dotées par les fées » (Fi, 9). La référence, parfaitement topique, à l’image des fées penchées sur le berceau des nouveau-nés désigne bien le talent littéraire comme un des dons reçus à la naissance. Mais un autre écrivain a partie liée avec les fées : Nerval, que Leiris cite parmi les « égéries » dont il espère être « guidé comme un enfant », juste après ses « fées marraines », en alléguant son besoin de placer ses « grandes prises de parti sous l’égide d’êtres […] considérés comme des modèles » (Fi, 283). De fait, Nerval est tout indiqué pour servir de guide dans un livre dont la péripétie centrale (la tentative de suicide de l’auteur) est qualifiée par son protagoniste de « descente aux enfers » (Fi, 85) : pour Leiris, en effet, Nerval est avant tout l’auteur d’Aurélia, qui « n’est vraiment pas autre chose qu’une relation d’un voyage vers le centre de soi-même […], une de ces “descentes aux enfers”, – véritables mythologies de soi-même » (EM, 1072), comme il l’écrivait dès 1926 dans son Essai sur le merveilleux57Pour mémoire, Leiris fait ici référence aux derniers mots du récit du Nerval : « Toutefois, je me sens heureux des convictions que j’ai acquises, et je compare cette série d’épreuves que j’ai traversées à ce qui, pour les anciens, représentait l’idée d’une descente aux enfers » (Gérard de Nerval, Œuvres complètes, t. III, Paris, Gallimard, 1993, coll.  « Bibliothèque de la Pléiade », p. 750)..

La descente aux enfers (avec son corolaire, la remontée) représente donc un autre modèle mythologique du schéma fondamental qu’on trouvait déjà à la base de la légende arthurienne, à savoir le récit initiatique d’une mort et d’une renaissance, et cette équivalence place Nerval, à l’égard de Leiris, dans la même position que Claire Friché : celle de guide, voire de guérisseur. Déjà, au début du livre, Leiris faisait le récit d’une promenade dans le parc d’Ermenonville, qui le conduisait jusqu’au cénotaphe de Rousseau, dressé sur l’île des Peupliers, dont il évoque ainsi les « emboîtements successifs » :

dans le plein feuillu du parc, le vide d’une étendue d’eau ; dans le vide de ce lac, le plein de la terre d’une île ; dans le plein à peu près rond de cette terre ferme, un cercle plus petit dessiné par des peupliers ; au milieu du vide que crée l’anneau ainsi formé, le plein de la pierre du tombeau et, sous le plein la pierre, le creux où – comme dit Nerval – manquent les cendres de Rousseau (Fi, 58, Leiris souligne).

Sous l’égide de Nerval, qui le guide de ses mots, Leiris rendait donc visite à une figure tutélaire de l’écriture de soi, sur une île mystérieuse qui peut rappeler Avalon, même si la signification du motif est inverse : si Arthur est condamné à attendre sur l’île une improbable renaissance, Rousseau a déjà atteint l’immortalité symbolique de la postérité, comme le prouve le transfert de ses cendres au Panthéon. Par conséquent, si Nerval est une autre Morgane, qui conduit Leiris jusqu’à l’île merveilleuse, il assume également la fonction qui sera celle de Claire Friché au deuxième chapitre du livre, et qui est d’indiquer un au-delà de l’île, pour aider l’écrivain renaissant à retrouver le chemin de la vie, de l’écriture. Aussi est-ce tout naturellement vers lui que de nouveau se tourne Leiris au moment d’aborder le récit de son suicide.

Là encore, c’est en lui prêtant ses mots que le poète romantique, reprenant aux fées le flambeau de guide, aide Leiris à recouvrer l’usage du langage écrit, en collaborant à la structuration de son récit. J’en prendrai deux exemples, qui renvoient tous deux à un texte crucial, dans la mesure où il décrit aussi une descente aux enfers58Bertrand Marchal, « La descente aux enfers dans Les Chimères de Nerval », dans Les Lieux de l’enfer dans les lettres françaises, Milan, Cisalpino, 2014, p. 162 : « La descente aux enfers la plus évidente est celle d’‘‘El Desdichado’’, où le sujet lyrique en deuil se pose explicitement en nouvel Orphée à la recherche de son Eurydice »., redoublant de l’intérieur la trame du deuxième chapitre. Il s’agit bien entendu d’« El Desdichado », dont le premier vers, d’abord, est repris presque littéralement au tout début du chapitre : « J’étais le ténébreux, le veuf, l’inconsolé qui traite de pair à compagnon avec la mort et la folie » (Fi, 111, Leiris souligne). La deuxième référence, plus ténue, se rapporte à la jeune Monique, que Leiris qualifiait, on s’en souvient, de « petite sainte, petite fée et plus sûrement petite reine à l’échelon cousette ou sténo-dactylo [sic] » (Fi, 177). On aura reconnu le dernier tercet du sonnet, qui est précisément celui de la descente aux enfers :

Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron :
Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée
Les soupirs de la sainte et les cris de la fée59Gérard de Nerval, op. cit., p. 645..

Émouvante rencontre, sous l’emblème d’une fée (la prestigieuse Mélusine du poème, devenue la plus triviale Monique du récit autobiographique), entre l’écrivain tout juste réchappé des ténèbres et son parrain littéraire, survenu à point pour l’aider à mettre en mots son aventure : au tour de Leiris, nouveau Nerval, c’est-à-dire nouvel Orphée, de moduler sur sa lyre « les cris de la fée ».

De ces deux réminiscences de Nerval60Il y en aurait d’autres : Poitry signale au même chapitre de possibles « réminiscences nervaliennes » (Guy Poitry, op. cit., p. 266)., on peut conclure que la mythification de l’existence tient à plusieurs modalités d’intertextualité : à la réécriture de grands récits folkloriques ou littéraires, bien sûr, mais aussi à l’allusion textuelle, plus ou moins directe. En introduisant dans l’œuvre l’ombre d’un autre auteur, qui apparaît comme un nouveau double rêvé de l’autobiographe, l’intertextualité communique au second un peu de l’aura légendaire du premier : Nerval, en effet, représente pour Leiris l’archétype du poète authentique, ne serait-ce que parce qu’il est allé au bout de sa tentative de suicide. Mais il est difficile de ne pas percevoir l’ironie qui s’attache à ces différents procédés de littérarisation de l’expérience vécue, dans la mesure où c’était précisément le désespoir d’une vie devenue littérature qui avait poussé Leiris au suicide, nous l’avons vu. En fin de compte, à travers l’intervention des fées, révélatrice d’un manque, d’une carence, voire d’une tare, qui est en même temps la justification (et la joie) de la création artistique, se donne à lire l’impossibilité d’échapper à la littérature. C’est peut-être cette nostalgie d’un temps plus simple où l’on accédait au merveilleux sans l’intermédiaire de l’écriture, et qui est évidemment celui de l’enfance, que trahit un fragment d’Images de marque, dernière œuvre parue du vivant de Leiris, d’où sourd un impossible deuil : Leiris s’y présente en effet comme « un mécréant inconsolable de la mort des fées61Michel Leiris, Images de marque, Paris, Le temps qu’il fait, 2002 [1989], p. 57. ».

  • 1
    « Un homme du secret discret », Magazine littéraire, nº 302, septembre 1992, p. 24.
  • 2
    Michel Leiris, « 45, rue Blomet », Zébrage, Paris, Gallimard, 1992, p. 226.
  • 3
    Ibid.
  • 4
    Denis Hollier et Catherine Maubon, notice de l’Essai sur le merveilleux dans la littérature occidentale, dans La Règle du jeu, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 1630.
  • 5
    Michel Leiris, Essai sur le merveilleux, La Règle du jeu, op. cit., p. 1059. Désormais abrégé en EM, suivi du numéro de page.
  • 6
    Michel Leiris, Frêle Bruit, Paris, Gallimard, 1976, p. 378-379. Désormais abrégé en FB, suivi du numéro de page.
  • 7
    Michel Leiris, L’Âge d’homme, Paris, Gallimard, 1939, p. 190. Désormais abrégé en AH, suivi du numéro de page.
  • 8
    Maurice Nadeau, Michel Leiris et la Quadrature du Cercle, Paris, Julliard, 1963, p. 89-90.
  • 9
    Voir Maurice Nadeau, p. 85 : « On peut s’étonner de voir recourir au mythe un homme qui a entrepris de dire “toute la vérité” sur lui-même. Le mythe n’est-il pas magnification trompeuse de la réalité, etc. ? »
  • 10
    Michel Leiris, Fourbis, Paris, Gallimard, 1955, p. 21-22. Désormais abrégé en Fo, suivi du numéro de page.
  • 11
    Maurice Nadeau, op. cit., p. 89.
  • 12
    Michel Leiris, Fibrilles, Paris, Gallimard, 1966, p. 227. Désormais abrégé en Fi, suivi du numéro de page.
  • 13
    Vladimir Propp, Morphologie du conte, Paris, Seuil, 1965, p. 123.
  • 14
    Bien sûr, le conte n’est pas la seule forme d’expression possible du merveilleux littéraire, comme le rappelle Todorov : « On lie généralement le genre du merveilleux à celui du conte de fées ; en fait, le conte de fées n’est qu’une des variétés du merveilleux et les évènements surnaturels n’y provoquent aucune surprise : ni le sommeil de cent ans, ni le loup qui parle, ni les dons magiques des fées (pour ne citer que quelques éléments des contes de Perrault). Ce qui distingue le conte de fées est une certaine écriture, non le statut du surnaturel » (Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 59).
  • 15
    Marianne Berissi, Littérature sans mémoire : lectures d’enfance de Michel Leiris, Arras, Artois Presses Université, 2012, p. 59.
  • 16
    Ibid.
  • 17
    Ibid., p. 98.
  • 18
    Michel Leiris, Biffures, Paris, Gallimard, 1948, p. 142. Désormais abrégé en B, suivi du numéro de page.
  • 19
    En réalité, l’œuvre témoigne d’une fascination très enfantine pour l’« énigme de la naissance » (AH, 33), qui va jusqu’à l’« émerveillement » (AH, 34), mais qui se résout brutalement lorsqu’à l’âge de neuf ans, Leiris rencontre la fille dont vient d’accoucher sa sœur : « je fus littéralement écœuré lorsque je vis l’enfant, son crâne en pointe, ses langes souillés d’excréments et son cordon ombilical qui me fit m’écrier : “Elle vomit par le ventre !” » (AH, 26).
  • 20
    Marianne Berissi, op. cit., p. 64.
  • 21
    Ibid., p. 74.
  • 22
    Michel Leiris, Journal (1922-1989), Paris, Gallimard, 1992, p. 656.
  • 23
    Ibid., p. 657. Dans l’Essai sur le merveilleux, on rencontrait déjà l’image de la forêt, sans que Leiris ne précise si elle lui faisait plutôt penser au conte ou au roman de chevalerie : il évoquait « le Merveilleux qui prend naissance […] dans une vaste aspiration vers le nouveau, l’inconnaissable, l’énorme forêt pleine d’aventures et de périls » (EM, 1061).
  • 24
    Vladimir Propp, op. cit., p. 123.
  • 25
    Marianne Berissi, op. cit., p. 78.
  • 26
    Laurence Harf-Lancner, Les Fées au Moyen Âge. Morgane et Mélusine. La naissance des fées, Genève, Slatkine, 1984, p. 7-8.
  • 27
    Ibid., p. 9.
  • 28
    Ibid., p. 34.
  • 29
    Ibid., p. 38.
  • 30
    Ainsi s’explique la prégnance de l’image de la forêt, dont on a vu qu’un Leiris vieillissant, soucieux d’un merveilleux plus simple, n’arrivait pas tout à fait à la détacher du fonds culturel. De fait, Leiris est bien conscient du lien privilégié qui unit les fées au milieu sylvestre, comme on peut s’en assurer à la lecture de L’Afrique fantôme : « Les femmes et les fillettes, presque toutes, portent leur charge à l’aide d’un bandeau qui leur passe sur le front. Lorsqu’elles se trouvent en sous-bois, à côté d’une grande termitière et dans la lumière verte, elles ont l’air de religieuses ou de fées » (Michel Leiris, L’Afrique fantôme, Gallimard, 1981 [1934], p. 241). Dans son étude, Harf-Lancner souligne la fonction de la forêt dans les romans de chevalerie : « Frontière incertaine de deux mondes qui n’existent pas l’un sans l’autre, la forêt devait tout naturellement offrir son décor à une aventure placée aussi nettement sous le signe du surnaturel » (Laurence Harf-Lancner, op. cit., p. 87).
  • 31
    Ibid., p. 42.
  • 32
    Ibid., p. 203-204.
  • 33
    Ibid., p. 308.
  • 34
    Voir Harf-Lancner, ibid., p. 307-308 : « Protectrice et maternelle, la Dame du Lac donne au lieu de prendre. Loin d’attirer un héros dans l’autre monde et de priver ainsi le monde des humains de l’un de ses supports, elle fait don aux hommes d’un héros mortel mais paré, par son enfance féerique, des prestiges du merveilleux et doté lui-même de pouvoirs surhumains. »
  • 35
    Voir ibid., p. 269 : « Loin de céder aux charmes de la belle séductrice, le héros, le plus souvent insensible à ses appâts, ne voit en elle qu’une geôlière et ne songe qu’à fuir le séjour paradisiaque qu’il considère comme une prison. »
  • 36
    Voir ibid., p. 288 : « La figure de Morgue est donc inséparable d’un schéma narratif d’origine populaire, l’enlèvement du héros dans l’autre monde par une fée amoureuse, qui a été interprété selon la mythologie romanesque du XIIe et du XIIe siècles. De la fée radieuse des contes merveilleux, incarnation de l’amour fou, est né le personnage le plus inquiétante de la littérature romanesque, sombre image du désir. »
  • 37
    Selon Harf-Lancner, le trait érotique qui s’est combiné avec le trait prophétique des Parques pour créer la figure composite de la fée médiévale provient d’une contamination précoce des premières par d’autres déesses de la mythologie classique, qui sont des « figures imaginaires du désir » : les nymphes (ibid., p. 17).
  • 38
    Voir ibid., p. 308 : « Viviane et la Dame du Lac sont liées toutes deux au même schéma folklorique : toutes deux entraînent un mortel dans l’autre monde. Mais là s’arrête leur ressemblance. Viviane attire Merlin dans une captivité amoureuse (selon la Vulgate), vers la mort (selon le Lancelot et le Merlin Huth) et demeure avant tout une figure dangereuse. La Dame du Lac soustrait l’enfant Lancelot à une mort certaine et le fait renaître au monde des hommes dans tout l’éclat de sa jeune prouesse. »
  • 39
    Ibid., p. 266.
  • 40
    Ibid., p. 267.
  • 41
    Ibid., p. 210.
  • 42
    Voir ibid.
  • 43
    Ibid., p. 212 : « Le mortel qui a goûté à l’éternité n’a plus sa place parmi les hommes et, sous leur apparente antinomie, les deux dénouements du conte morganien ne sont que deux visages de la mort. »
  • 44
    Selon Laurence Harf-Lancner, la forte présence de l’île dans les romans bretons témoigne de l’influence de la mythologie celtique, « qui place son au-delà dans des îles merveilleuses peuplées de femmes accueillantes aux héros mortels » (ibid.., p. 20).
  • 45
    Martine Hennard Dutheil de la Rochère et Véronique Dasen, « Des Fata aux fées : regards croisés de l’Antiquité à nos jours », Études de lettres, nº 3-4, 2011, p. 16.
  • 46
    Ibid., p. 21. Plusieurs études réunies par Hennard Dutheil de la Rochère et Dasen l’attestent. C’est déjà le cas en Mésopotamie : « L’ambivalence des divinités liées au moment de la naissance est un motif récurrent. Celles-ci peuvent donner ou ôter la vie, infléchir, voire bouleverser son cours normal » (Constance Frank, « “Le fuseau et la quenouille”. Personnalités divines et humaines participant à la naissance de l’homme et à sa destinée en Mésopotamie ancienne », Études de lettres, nº 3-4, 2011, p. 57). L’autrice fait d’ailleurs le parallèle avec la fée maléfique de La Belle au bois dormant. De même, en Égypte ancienne, les déesses Hathor et Meskhenet « fixent le destin du nouveau-né, mais aussi ses limites et même les conditions de sa mort » ; en outre, par-delà sa mort, elles président à sa renaissance (Cathie Spieser, « Meskhenet et les sept Hathors en Égypte ancienne », Études de lettres, nº 3-4, 2011, p. 86). À l’inverse, les Moires ne sont pas seulement des déesses de la mort ; au contraire, elles « sont associées dans la tradition grecque non seulement à la fin de la vie, mais aussi à ses débuts », scandant « les étapes essentielles » de la vie humaine : « la naissance, le mariage, l’accouchement et la mort » (Vinciane Pirenne-Delforge et Gabriella Pironti, « Les Moires entre la naissance et la mort : de la représentation au culte », Études de lettres, nº 3-4, 2011, p. 96-97).
  • 47
    Pierre Mabille, Miroir du merveilleux, Paris, Minuit, 1962, p. 128.
  • 48
    Voir Maria Watroba, « La part de l’ombre », Ecritures de l’absence. Essais sur les frères Goncourt, Zola, Proust, Gide, Valéry et Leiris, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007, p. 155-156 : « La marche à rebours où défilent les paysages traversés s’accompagne métaphoriquement d’un regressus ad uterum, via une évocation de l’enfance. Conformément à l’association archaïque mer/mère et à l’image traditionnelle de l’espace pour le temps, l’avancée à contre-courant à la rencontre de la mer figure la remontée temporelle jusqu’au sein maternel. Dans l’univers de Leiris, comme dans le rêve, la progression spatiale se réalise en effet à rebours, au sens où elle coïncide avec une régression dans le temps : voyager, c’est rajeunir. Toutefois, reprenant le lien immémorial de la mer et la mère à la mort, La Néréide de la mer Rouge présente un exemple à la fois radical et lugubre de cette inversion : voyager y est tendre vers un âge prénatal et, ainsi, chercher à mourir à nouveau, à regagner une mort antérieure, qui se confond avec la vie intra-utérine. »
  • 49
    Michel Leiris, Journal (1922-1989), édition établie par Jean Jamin, Gallimard, 1992, p. 498.
  • 50
    Guy Poitry, Michel Leiris, dualisme et totalité, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1995, p. 270.
  • 51
    Gérard Cogez, Leiris l’indésirable, Nantes, Cécile Defaut, 2010, p. 194-195.
  • 52
    Ibid., p. 200.
  • 53
    L’importance du thème de la voix a été relevée par tous les commentateurs, mais nul n’en a mieux parlé que Nathalie Barberger, qui s’appuie sur les pages où Leiris revient sur le rôle (éminemment symbolique) de Vita, dans L’Étranger de Vincent d’Indy (Fi, 145-148) : « ces pages de Fibrilles disent la poursuite d’une figure féminine, où Claire […] relie à l’âge d’or, au paradis perdu de la voix et de la présence, sorte de nouvelle Muse ou de nouvelle Sibylle qui ressusciterait l’écriture poétique. […] À travers Vita, la voix traverse l’écriture comme un remords, celui nostalgique, d’un signe vivant. Surtout, s’incarnant dans la figure féminine à la voix chantante, elle devient l’objet de la quête. Parvenue à un “point mort”, l’écriture, grâce à ce voyage initiatique vers son origine oubliée, renaît […] Leiris lie de même la renaissance de l’écriture à l’émission sonore, à la jubilation d’une voix qui revient » (Nathalie Barberger, Michel Leiris, l’écriture du deuil, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1998, p. 80).
  • 54
    Martine Hennard Dutheil de la Rochère et Véronique Dasen, op. cit., p. 16.
  • 55
    Poitry va jusqu’à considérer que la kinésithérapeute, et non la cantatrice, est la véritable muse : il propose de voir « dans la charmante initiatrice, au niveau symbolique où se situe Leiris, une sorte de Muse, une inspiratrice qui, à défaut de remettre un instrument enchanté, enseignerait enfin comment retrouver le langage de la poésie » (Guy Poitry, op. cit., p. 268).
  • 56
    Michel Leiris, Langage Tangage, Paris, Gallimard, 1985, p. 85.
  • 57
    Pour mémoire, Leiris fait ici référence aux derniers mots du récit du Nerval : « Toutefois, je me sens heureux des convictions que j’ai acquises, et je compare cette série d’épreuves que j’ai traversées à ce qui, pour les anciens, représentait l’idée d’une descente aux enfers » (Gérard de Nerval, Œuvres complètes, t. III, Paris, Gallimard, 1993, coll.  « Bibliothèque de la Pléiade », p. 750).
  • 58
    Bertrand Marchal, « La descente aux enfers dans Les Chimères de Nerval », dans Les Lieux de l’enfer dans les lettres françaises, Milan, Cisalpino, 2014, p. 162 : « La descente aux enfers la plus évidente est celle d’‘‘El Desdichado’’, où le sujet lyrique en deuil se pose explicitement en nouvel Orphée à la recherche de son Eurydice ».
  • 59
    Gérard de Nerval, op. cit., p. 645.
  • 60
    Il y en aurait d’autres : Poitry signale au même chapitre de possibles « réminiscences nervaliennes » (Guy Poitry, op. cit., p. 266).
  • 61
    Michel Leiris, Images de marque, Paris, Le temps qu’il fait, 2002 [1989], p. 57.