Au cœur des expériences, les êtres

Au cœur des expériences, les êtres

Michelle Franco Redondo

Michelle Franco Redondo est titulaire d’un doctorat en Science Politique de l’Université Paris 8 et en Sciences Sociales de l’Universidade Estadual de Campinas- Brésil, sur le travail domestique du care. Enseignante au département de sociologie à l’Université Paris 8, elle est aussi membre du Laboratoire d’études de genre et de sexualité (LEGS).

« La connaissance des activités de care repose sur une compréhension de ce qui se passe dans ces relations et de ce qu’elles font aux formes de vie humaine1Patricia Paperman, Care et sentiments, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Care studies », 2013, p. 52.. »

Dans l’avion vers São Paulo, ma voisine, jusque-là inconnue, lance spontanément une conversation sur le temps qu’elle va mettre pour arriver à sa ville de naissance, Goiâna, et sur le prix du billet. Sa conclusion : la prochaine fois, elle n’économisera pas pour pouvoir arriver plus vite à sa destination. « La prochaine fois, je paie pour faire Rome-São Paulo, São Paulo-Goiâna, peu importe le prix. J’ai toujours fait comme ça. » C’est que cette fois-ci, m’explique-t-elle, sa sœur a trouvé un billet moins cher, et comme ses bagages étaient prêts depuis un an… « Mais la prochaine fois, je vais m’organiser pour ne pas faire ces changements d’avion. » Étonnée par ce qu’elle me dit sur sa valise, je demande à mon interlocutrice son nom, elle se présente aussitôt : « Deusa ». À ce moment-là, je ne sais pas encore que je lui téléphonerai plus tard pour tout savoir sur sa vie qui me fascine, et Deusa ne sait pas, elle, que je suis pour ma part sociologue, et que je travaille sur la situation des filles au pair, après l’avoir été moi-même – que le récit de sa vie, elle qui a été domestique depuis l’enfance, me fera alors inéluctablement penser à d’autres que j’ai écoutés, ainsi qu’à certaines choses que j’ai moi-même vécues.

Dès notre première conversation dans l’avion, certains détails chez elle me poussent à vouloir la connaitre. Cette valise prête depuis un an, par exemple. Elle m’explique qu’elle est quelqu’un de très organisé, qu’elle n’aime pas laisser traîner les choses jusqu’à la dernière minute, qu’elle s’était préparée l’année précédente et que le voyage n’ayant pas eu lieu, elle n’avait pas défait sa valise : qu’il ne lui suffisait alors plus que de faire les autres. « Les autres valises ? » Oui, m’explique-t-elle : elle habite en Italie depuis plus de vingt ans et chaque fois qu’elle retourne au Brésil, elle apporte beaucoup de choses, pour sa famille qu’elle aime gâter. Il y a donc les valises qu’elle transporte aujourd’hui, puis les deux autres qui sont déjà à São Paulo, que des amies ont apportées pour elle. « C’est une bonne excuse pour leur rendre visite ensuite. »

Pendant le vol, Deusa me parlera en allant d’anecdote en anecdote, de lieu en lieu, de travail en travail, chacun suivant toujours un dénominateur commun, celui du « prendre soin de l’autre ». Elle sautera souvent d’une période à l’autre, en construisant une narration qui lui est propre, rythmée par les familles dont elle a pris soin. Elle me fera découvrir sa vie, en fera un récit sans égard à la durée de certaines époques, ni à l’âge qu’elle avait alors, informations qu’elle oublie, mais suivant plutôt une structure narrative tributaire des événements marquants qui viendront lui donner sa forme et son sens. Deusa, par le récit de sa vie, m’a montré le care, que j’étudie dans une perspective sociologique, comme quelque chose qui s’apprend, même s’il est très souvent perçu comme une manière d’être, inhérente à la vie propre, comme le serait être jeune fille, être grande sœur, être femme, être mère, être croyante… Tant d’êtres naturalisés dont on oublie la construction, alors que chacun appartient à un temps et à un lieu, définis socialement. Et si je n’affirme pas que toutes les travailleuses du care sont des Deusas, il m’a semblé qu’il était possible de trouver une Deusa en chacune d’elles.

Quelques expériences au Brésil

« Ils ont acheté une ferme près de la nôtre, et puisqu’ils étaient de la ville, ils ont demandé à ma mère si je pouvais venir avec eux. Comme j’ai dit, maman nous laissait aller en ville pour que l’on puisse avoir accès à la culture. » C’est ainsi que Deusa raconte sa rencontre avec la première famille chez qui elle a travaillé, alors qu’elle avait à peine dix ans. « J’y faisais tout. Tout ce qui est d’ordre domestique. Dès que je suis arrivée là, je suis devenue la maîtresse de maison. » Parmi les enfants de cette famille (et alors qu’elle était elle-même une enfant), « il y avait deux garçons très capricieux, deux démons. Ils faisaient toujours ce qu’ils voulaient. Les filles étaient plus mignonnes. Je m’occupais d’elles aussi. Mais surtout de la maison. » Deusa ne recevait pas de salaire, n’avait pas de chambre et devait parfois dormir par terre. « Ça, je ne l’ai jamais dit à ma mère. Elle est morte sans le savoir. » Deusa ne se souvient pas exactement de l’âge qu’elle avait quand elle a quitté cette famille-là, mais elle pense qu’elle avait environ seize ans, et que c’était pendant une période de vacances que cela s’est passé, quand elle est allée rendre visite à ses parents. Cette fois-là, elle a eu enfin le courage de raconter à sa mère les détails de ce qu’elle vivait chez ses employeurs, notamment l’intérêt de son patron pour elle : « Alors maman m’a trouvé rapidement une autre famille. »

À partir de ce moment-là, Deusa est passée de famille en famille, chacune lui permettant de créer son expérience. L’une d’elles, plus marquante, lui a permis d’aiguiser, par exemple, son sens des responsabilités : elle devait s’occuper seule du plus jeune fils, le père étant camionneur, souvent absent, et la mère ayant quitté la ville avec le fils aîné, pour São-Paulo. Elle devait donc déposer l’enfant à l’école, accomplir le travail de maison, puis le chercher l’après-midi et le soir, l’emmener avec elle quand elle étudiait. Habitée de la sensation de s’être vu confier de grandes responsabilités, Deusa m’explique : « Quand tu fais du baby-sitting, tu dois être une figure d’autorité, une deuxième mère, je crois. Et c’est très difficile de l’être. »

À dix-neuf ans, Deusa, qui vivait alors dans une petite ville, a écrit une lettre à un présentateur de radio, dans laquelle elle racontait sa jeune histoire, ainsi que son désir de trouver une famille à Goiânia, la capitale, où elle pourrait vivre, travailler et aussi, étudier. Le jour de son anniversaire de vingt ans, le présentateur a annoncé qu’on avait trouvé une famille pour elle. Deusa n’est jamais allée voir cette famille. Elle le regrette encore aujourd’hui, me dit-elle : « C’est quelque chose que je porte en moi. » L’un de ses oncles, qui vivait lui aussi à Goiânia, avait entendu l’émission et lui a proposé de passer plutôt quelque temps chez lui. Elle s’est ainsi retrouvée chez son oncle et sa tante, mais la relation s’est vite compliquée, et elle a dû partir pour travailler ailleurs. Or dans la famille qu’elle a trouvée rapidement, le mari était violent. « J’étais habituée à la pauvreté, mais pas à la violence. Il utilisait un vocabulaire que je n’aimais pas. » Incapable de poursuivre son travail dans cette maison, elle a été contrainte de retourner chez son oncle, où l’attendait une triste conversation. « Ma tante m’a interrogée sur mes intentions dans sa famille. Elle sous-entendait que j’étais là pour profiter d’eux, car je ne trouvais pas de travail. » Blessée par ces insinuations, Deusa a quitté de nouveau la maison de son oncle et de sa tante et est allée vivre, cette fois, chez une amie.

Deusa est ensuite devenue l’assistante d’une dentiste, pour qui elle prenait les rendez-vous, et qui partageait un local avec son mari médecin. Si cette nouvelle expérience professionnelle semblait différente de celles qu’elle avait l’habitude de vivre comme baby-sitter, elle continuait tout de même de faire ce qui la définissait : « s’occuper de ». Bien que loin du contexte domestique, Deusa aidait à la fois l’épouse et le mari, dont elle organisait l’agenda ; l’essence de sa profession restait la même que celle du contexte domestique : les tâches seules changeaient.

Alors que Deusa me raconte cette expérience, je l’arrête. Je me demande comment elle a pu réellement laisser derrière elle son statut de femme de ménage. « Ce travail d’assistante n’en cachait-il pas un autre ? » Ce qu’il faut savoir, c’est que pour se dissocier de son image sociale de domestique, il faut souvent qu’advienne soit un épisode de rupture, soit un investissement dans une formation, soit l’intervention d’un tiers aidant. Or, parmi les récits éparpillés de Deusa, rien ne laisse croire que ce genre d’événement précédait cette reconversion professionnelle. Les patrons de Deusa avaient-ils saisi l’avantage d’employer une domestique comme secrétaire ? « Oui, c’est ce que je faisais », me répond-elle, « le nettoyage du cabinet, et je faisais du baby-sitting aussi. Il y avait une petite fille qui restait là et je m’occupais d’elle. J’en ai eu une hernie discale, à force de tant la prendre dans mes bras. » Après une opération à la vésicule biliaire, et consciente d’être exploitée par le couple, Deusa a démissionné.

La famille dont elle a pris soin ensuite allait occuper une place importante dans sa vie. Étant devenue, pendant ses années de travail, la marraine du benjamin, elle garde encore aujourd’hui un très grand lien affectif avec elle. Elle leur rend visite chaque fois qu’elle est au Brésil. « C’est comme une famille pour moi… la famille avec qui j’étais avant de partir en Italie.» Quand elle occupait cet emploi, Deusa a pu économiser suffisamment pour acheter un terrain. Puis, alors qu’elle était au début de la trentaine, elle a reçu un coup de fil d’une amie qui partait travailler en Europe. « Elle m’a dit que je n’aurais pas le courage d’aller en Europe, que j’étais déjà habituée à ma vie et aux personnes, mais je lui ai répondu que si elle me trouvait quelque chose, j’irais. » Cinq mois plus tard, un contact a permis à Deusa de partir en Italie pour travailler dans une famille qui paierait son billet d’avion, et trois mois après ce premier contact, Deusa était chez un couple formé d’une Brésilienne femme au foyer, et d’un Italien professeur d’Université. « Ils m’ont donné deux mille dollars pour réussir à entrer dans en Italie, mais j’ai eu tellement de chance qu’à l’immigration, on ne m’a rien demandé. »

Quelques expériences en Italie

Deusa me raconte que, dès son arrivée en Italie, à trente-trois ans, elle maîtrisa la langue rapidement. « Je comprenais tout de ce qui se passait à la télé, je m’en souviens encore aujourd’hui. La patronne et sa mère ont été surprises. C’était un documentaire interrogeant des personnes à l’hôpital qui étaient abusées sexuellement, des personnes qui se réveillaient… et il y avait des femmes enceintes… on était toutes les trois dans la salle à regarder, et la “petite vieille” était là à me regarder, et elle disait : “mais comment elle comprend ?” » Cette patronne, Deusa la décrit comme « feignante », « inutile », « bonne à rien ».

« Elle ne savait rien faire. Elle était de ces femmes qui, si elle entrait mille fois dans la salle de bain, retirait sa culotte sale et la jetait par terre, et nous devions aller la ramasser. Avec les affaires dans sa garde-robe, même chose, elle jetait tout par terre, elle jetait tout. Son mari respectait les gens, le problème c’était elle. » Deusa n’en reste pas là : « Elle ne faisait rien, à part rester allongée toute la journée et même comme ça elle râlait, elle était très exigeante. Elle ne faisait rien. C’était le type de personnes qui n’avait rien à manger chez elle un jour, et qui, le lendemain, faisait une fête pour 30 personnes et nous devions alors travailler même si c’était notre jour de repos. » Elle ajoute : « Mon jour de repos était le jeudi. J’aurais pu suivre un cours d’italien, mais je devais travailler. Elle inventait toujours un thé pour des amies brésiliennes ou quelque chose, j’étais une esclave, les jeudis. Et le dimanche quand je sortais et que je rentrais, on aurait dit qu’il y avait eu une tornade à la maison, vous n’imaginez pas ce que je retrouvais à la maison quand je rentrais, c’était de la vaisselle du petit-déjeuner jusqu’au dîner, bref… » La quantité de travail que lui demandait cette famille, me raconte-t-elle, s’est même accrue après un an, quand les patrons ont adopté un petit garçon. « Je l’aimais tellement », mais les abus de la patronne envers elle ne faisaient qu’augmenter et ont atteint la limite de ce que Deusa pouvait endurer lors d’une fête du Nouvel An.

« Il y a eu un Nouvel An au cours duquel j’avais planifié aller chez une amie, et la patronne allait passer le Nouvel An chez des amis également. Elle ne m’avait pas prévenue et c’était mon jour de repos. Je lui ai dit que je n’allais pas rester avec le petit. Alors, elle l’a emmené à la fête. Il est revenu tout enroué, et toussait… le pauvre… Le jour même, j’ai commencé à préparer mes affaires et je suis partie le lendemain matin. J’ai dit à ma patronne que je devais m’en aller et que j’étais désolée de ne pas avoir été la personne qu’elle espérait. Elle m’a regardée de travers. »

C’est ainsi que Deusa a laissé cette famille à Palerme et qu’elle est allée à Rome, où elle a trouvé encore un nouveau travail.

« À Rome, en 3 mois, j’ai réussi à trouver un bon travail : dame de compagnie pour une marquise. Elle me payait 4000 lires, alors que là-bas, à Palerme, je n’en gagnais à peu près que 2500. Si je restais les jours de repos, elle me payait plus et puis, j’étais seulement dame de compagnie. Elle vivait dans un hôtel et je restais avec elle. » Dès la première année de ce nouvel emploi, Deusa a réussi à louer une maison pour elle et pour l’un de ses frères, où elle allait pendant ses jours de repos et où elle pouvait « cuisiner ce qu’elle voulait. »

Deusa me parle de ce deuxième emploi avec de bien meilleurs sentiments que du premier. « Au début, ça a été difficile. Elle me griffait, elle était capricieuse. Mais j’ai dominé cela. Après elle ne me résistait plus. J’ai même réussi à lui retirer ses médicaments, des médicaments qui la faisaient dormir. J’ai réussi à la faire dormir normalement, avec amour, parce qu’il fallait avoir recours à l’amour, à la patience, et aux mots justes. Tout cela je l’avais. » Deusa me raconte cette proximité : « Je lui donnais le bain, l’aidais à se changer (elle était très coquette). Elle avait le Parkinson, alors elle ne restait jamais sans moi, m’emmenait partout avec elle. Si on l’emmenait au restaurant, elle m’emmenait avec elle, partout. Une fois, je suis restée avec elle un mois entier, sans prendre mes week-ends. Elle m’expliquait ce qu’elle voulait manger et elle m’enseignait comment le préparer. » Deusa prenait le café tous les jours avec sa patronne et elle était très contente quand ses amis venaient lui rendre visite. « Elle était très seule, alors quand une amie à moi venait, elle était contente. Tout le monde l’aimait, elle était quelqu’un de très raffiné, très éduqué et elle aimait beaucoup être avec nous. » Deusa comprenait, aussi, la souffrance de sa patronne, elle qui avait une maison « énorme », mais qui devait vivre dans une chambre d’hôtel. « J’avais beaucoup de peine parce qu’elle avait deux fils qui ne l’ont visitée qu’une fois, alors qu’elle était encore en vie, et une autre fois, à sa mort. » En me parlant, le souvenir d’un voyage en voiture à Venise lui revient. « Une fois, je l’ai emmenée à Venise. Mon ami la prenait par le bras pour monter les escaliers. » C’est le mari de la marquise qui a financé le voyage. Le mari, me dit-elle, savait combien Deusa l’aimait, mais l’un de ses fils, qui ignorait la décision du voyage, ne l’a pas approuvé. « Après qu’elle est morte, son fils m’a dit que je n’avais pas conscience du risque que j’avais couru. »

Deusa travaillait ailleurs lorsque la marquise a été internée, puis lorsqu’elle est morte ; les fils de la marquise, qui n’ont jamais reconnu le lien qu’entretenaient les deux femmes, ne l’ont pas informée du décès.

La suite

Deusa a continué de travailler avec d’autres dames, jusqu’à trouver son travail actuel de cuisinière, grâce auquel, me dit-elle, elle a pu avoir les documents nécessaires pour rester en Italie, imaginer son futur : « Je pourrais acheter une maison, prendre une hypothèque… » Pour elle, ce travail symbolise sa chance, non seulement parce qu’il lui permet de passer un séjour plus serein en Italie, mais aussi par la manière dont elle y est parvenue. Elle répète en outre qu’elle a de la chance dans la vie, qu’elle se sent aimée. Elle dit qu’elle aimerait un jour faire de la gastronomie un peu plus sophistiquée, mais que dans tous les cas, elle adore cuisiner. Maintenant, Deusa prépare le repas pour un grand nombre de personnes et, si elle ne peut plus construire un lien avec celles-ci, elle fait encore un travail qui permet aux autres de traverser leur journée.

Alors que notre avion s’apprête à atterrir à São Paulo, Deusa me parle de sa relation avec sa famille qu’elle va bientôt rejoindre. De sa volonté de faire des choses pour les autres, de sa capacité à laisser tomber ses propres rêves. C’est encore ce qu’elle fait avec un garçon qu’elle connait depuis quelques années, Tiago. « C’est l’enfant que je n’ai pas eu », celui à qui elle a donné ses économies. Puis, Deusa me montre la photo de son père. Il est assis sur une chaise de fer tressée avec des fils de plastique et est en train de regarder un petit espace vert dans le fond du jardin d’une maison. Deusa dit qu’elle est toujours émue en pensant à son père.

Alors qu’elle était enfant, la famille de Deusa vivait sur une ferme. Sa mère laissait quatre de ses cinq sœurs travailler au sein de familles habitant la ville voisine, afin qu’elles aient la possibilité d’étudier. Seule la benjamine n’a pas eu cette vie. « Luisa n’est jamais allée travailler. On avait les moyens pour lui donner des conditions de vie différentes. » Oui, à l’origine de cette trajectoire d’un « prendre soin » qui structure la vie de Deusa, il y a bien eu sa famille, à laquelle elle revient ponctuellement, tout au long de son récit. Ses trois frères et ses cinq sœurs, et sa mère. « Comme j’étais la plus vieille et que maman allait travailler dans les champs, déjà petite, je pouvais m’occuper de la maison. J’adorais le faire. Je me souviens de cette feuille d’arbre qu’on appelle sambaiba ici, et que j’utilisais pour nettoyer les casseroles. J’ai toujours aimé ça. » Elle ajoute : « Je suis née pour être femme au foyer. Malheureusement, je ne le suis toujours pas. »

Alors qu’elle me parle de sa vie durant le vol, les expériences professionnelles et personnelles de Deusa sont devenues presque indistinctes, s’entrecroisant. Longtemps, son lieu de travail a été aussi son lieu de vie, et cet apprentissage qu’elle a fait, celui de « s’occuper des gens », l’a toujours fait paraître aux yeux des autres comme une personne qui réalise ce type d’action naturellement, en dehors du contexte professionnel. Je ne peux pas m’empêcher de penser que son parcours me montre à nouveau combien « s’occuper de » est quelque chose qui s’apprend, se développe et s’opère, d’expérience en expérience, jusqu’à ce que le procédé d’apprentissage lui-même soit rendu invisible, jusqu’à ce que les actions se transforment en une idée de caractéristiques innées.

Deusa regarde à nouveau la photo de son père, me dit qu’il est vieux et seul, que cette maison sur la photo, c’est elle qui la lui a donnée, et que chaque fois qu’elle y va, elle s’occupe du jardin… « J’ai le pouce vert ! », lance-t-elle.

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    Patricia Paperman, Care et sentiments, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Care studies », 2013, p. 52.