Goya en Amérique. Voyage iconophage au pays sans peinture
Goya en Amérique. Voyage iconophage au pays sans peinture
Bianca Laliberté Université du Québec à Montréal
Bianca Laliberté est historienne de l’art et doctorante en études sémiotiques à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Sa thèse est une enquête sur la présence autochtone qui hante l’horizon de la production visuelle de la Révolution américaine. Ses travaux portent sur la dimension visuelle du pouvoir politique et de l’aliénation. Elle est l’auteure des articles « De l’œuvre à la forme: exploration des possibilités sensibles en milieux communautaires » (Nouvelles Pratiques Sociales, 2020)et « Du cadre fasciste et du fascisme du cadre »(Trahir, 2022).
Le savoir-voir sur lequel repose toute science des images risque toujours de se buter à des objets qui lui paraîtront ineffables1Le présent article fait fond sur l’écriture de mon mémoire, dirigé par Johanne Lamoureux : Bianca Laliberté, Deux scènes de cannibalisme dans la peinture de Francisco de Goya y Lucientes. Essai pictural sur la nature humaine, mémoire de maîtrise, Université de Montréal, 2016.. De tels blocages tiennent de ce qu’auront su faire de telles images en se montrant indociles aux filets de l’ordre social et discursif qui dicte, dans un contexte donné, implicitement ou explicitement, les contours de la production visuelle. Toute l’histoire de la réception de deux petits tableaux avec « Cannibales » (Figures 1 et 2) qu’a peints Francisco de Goya y Lucientes indique que le passage des siècles n’a pas suffi à alléger l’effet de dégagement qu’opère ces œuvres vis-à-vis de l’histoire de la peinture. Leur fortune critique, laquelle s’est presque tout entière constituée à l’intérieur d’un cadre muséal et institutionnel, s’est révélée aveugle à la puissance critique qui fonde le caractère profondément indigeste de ces tableaux2Tour à tour, ces tableaux ont été interprétés comme l’expression d’un nationalisme, l’illustration du meurtre des Saint Martyrs canadiens par les Iroquois ou encore, suivant une interprétation léguée par le romantisme baudelairien, une représentation de la nature humaine cruelle, universelle et intemporelle. Selon l’auteure de l’unique article académique développant un propos plus élaboré sur ces objets, cette représentation de la nature de l’homme aurait permis à Goya de faire une critique métaphorique des fantasmes utopiques du salut chrétien et d’un nouvel individualisme social façonné par la raison des Lumières. Voir Suzanne M. Singletary, « Dystopia: Goya’s Cannibalism », Aurora, The Journal of History of Art, vol. 5, 2004, p. 78. Comme nous le verrons, leur valeur critique est autrement radicale. Pour connaître les développements complets de cette fortune critique, voir Laliberté, op. cit., p. 27‑43.. C’est qu’en guise de cadre de lecture, on leur a apposé la trame flottante d’un continuum historique auquel il faudrait se contenter de raccorder, en érudit, l’étalage logique des contenus et des spécificités des œuvres. Mais ces tableaux grondent. La rupture qu’ils réalisent avec l’histoire de la peinture a une portée géologique. Cette rupture tient de ce qu’ils découvrent et fantasment à la fois, à savoir : l’en-deçà de la peinture. Ainsi, Goya a voyagé en Amérique, en pensée ; d’une pensée de peintre. Il l’a vue déformée par la distance comme une promesse faite à la peinture, une promesse irrépressible, venue de loin, venue de partout, de nulle part ; cette promesse qu’il existeun ailleurs dépourvu de peinture. C’est à cet ailleurs préhistorique, encore inavoué comme tel du temps de Goya, qu’il emprunte le fantasme du cannibalisme à titre de vecteur de destruction de la peinture et du système des Beaux-arts qui en garantit l’ordre et l’orientation à l’orée du XIXe siècle. Le présent article a pour visée de restituer la puissance critique de ces œuvres.
Attaque immanente de la peinture
En ce tournant du XIXe siècle, le cannibalisme n’est pas un sujet digne de la peinture, qui occupe alors le premier rang dans la hiérarchie médiale. Les deux tableaux Cannibales montrant des restes humains4Désormais CMRH. et Cannibales préparant leurs victimes5Désormais CPV. qui doivent leurs titres à la postérité6Plus précisément, ils apparaissent pour la première fois sous la plume de Juliet Wilson Bareau et Manuela B. Mena Marquez, Goya: Truth and Fantasy: The Small Paintings, catalogue d’exposition, Museo nacional del Prado, Madrid, 18 novembre 1993 – 27 février 1994, Royal Academy of Arts, Londres, 17 mars – 12 juin 1994, The Art Institute of Chicago, Chicago,16 juillet – 16 octobre 1994, New Haven, Yale University Press, 1994., constituent les premiers exemples en peinture où figurent des anthropophages7J’exclus le tableau Saturne dévorant l’un de ses enfants (1636) de Pierre Paul Rubens de la présente assertion, dans la mesure où il constitue un exemple de représentation d’un cas de théophagie. La légitimité de ce sujet pictural repose alors sur certaines conventions picturales nées au XVIIe siècle, lesquelles admettent l’emprunt de la peinture à la tradition littéraire – ici ovidienne – et la personnification d’un roi – en l’occurrence Ferdinand IV – en Dieu. À ce sujet, voir le sous-chapitre intitulé L’image mythologique : un cannibalisme de l’hybris dans mon mémoire (Laliberté, op. cit., p. 61‑70). Notons par ailleurs qu’il existe également un tableau colonial contenant une scène de cannibalisme, peint par Jan Van Kessel : Indians as Cannibals (Brazil) (1664‑1666). Comme celle-ci fut produite au XVIIe siècle, donc après l’époque de production des gravures coloniales et comme elle déploie un monde qui leur est de trop près similaire, je la considère comme un prolongement du projet illustratif des images gravées.. Or il faudra se méfier de ces titres, lesquels nient la pudeur partielle qui anime ces images. Le cannibalisme ne s’y donne pas tout entier : nul morceau n’est porté à la bouche des figures. L’anthropophagie y est virtuelle. La bévue qui donne son sens à ce choix de titres est la même qui veut restreindre ces tableaux à n’être qu’une énième représentation de l’Autre ainsi fantasmée : raciste et faussée. Ainsi, on aura donné aux figures de ces tableaux, de manière équivalente et irréfléchie, les noms de « sauvages », de « primitifs » et de « cannibales ». S’érigeant contre toutes tendances positivistes et nominalistes, une lecture assidue de la matérialité de ces images doit permettre de les extraire du régime d’interprétation qu’agrémentent ces titres et de constater qu’elles ne constituent ni une représentation, ni une illustration, ni une tautologie : Goya ne peint pas des « sauvages » pour peindre des « sauvages ». La naturalisation des contenus de ces tableaux ne suffira jamais à étouffer l’agencement désirant qui s’y joue et qu’organise la virtualité. C’est qu’enfin il faudra faire face à ces images et oser poser la question : qui est-ce qui morcelle qui ? Qui donc désire manger qui ?
Je pars de l’hypothèse que les deux œuvres avec Cannibales de Goya forment un diptyque. Toutes deux peintes sur bois, elles partagent à la fois une ressemblance formelle et des dimensions presque équivalentes. Or c’est avant tout sur le plan structurel que se tissent leur relation, leur sens et leurs différences.
Me voilà face à deux images, deux espaces organisés par une bichromie qui n’épargne ni les corps, ni les accessoires, ni les paysages. Goya est un coloriste8L’usage « coloriste » est ici employé au sens classique. Rappelons qu’à partir du XVIIe siècle, dans la foulée de la querelle du coloris, ce terme en vient à prendre une valeur contraire à celui de « dessinateur ». Cette division permet de distinguer une pratique de la peinture qui privilégie l’expression de la couleur plutôt que l’idéal de la ligne, l’expression de l’émotion plutôt que la raison. Même si, suivant l’ambiance de mort qui les animent, les tableaux ici étudiés présentent des tons et des couleurs plus fades que vives, ils ne sont pas moins l’œuvre d’un coloriste. Cela n’implique pas que Goya ait pour autant évacué le dessin de sa technique picturale, comme le prouve l’étude technique de Portrait équestre de Ferdinand VII (1808) de Miriam Bueso, qui permet en effet de constater les traces de dessins à même le tableau. Voir Miriam Bueso et al., « Estudio técnico de Ferdinand VII a caballo », dans Bienes culturales : revista del Instituto del Patrimonio Histórico Español, nº 8, 2008, p. 117. Mais, nous souhaitons insister sur le fait que les couleurs débordent ici volontiers la rigidité des lignes. ; cette bichromie est la puissance plastique qui ordonne les formes des diverses figures de ces tableaux et qui, aussi bien, les déforme, brouillant ici et là les frontières entre les paysages abstraits et la précision figurative des corps et des objets. Le lecteur qui ne se satisferait que d’une peinture objectivese montrera dédaigneux : Goya exprime ici autre chose qu’une soumission aux injonctions et aux lois de l’académisme pictural. En particulier, dans CMRH, il laisse opérer librement, au fond à droite, une matière foncée et relativement opaque, insoumise au continuum de la lumière qui se réalise pourtant pleinement à gauche du tableau, formant là une profondeur blanchâtre. L’action qui compose cette image n’est par ailleurs visible qu’en partie : un eunuque brandit les membres d’une seule victime devant des spectateurs passifs, attentifs. L’amas noir coloré monstrueux, habité de tensions entre le bleu, le vert et le brun, que le feu situé à droite peine à éclairer, parasite l’espace du tableau au point de ternir la visibilité de certaines parties de la scène et de malmener les lignes et les contours des corps qui s’en trouvent rapprochés. Cette puissance autonome est une puissance abstraite et virtuelle. Elle est virtuelle, car bien qu’elle se trouvedéfinitivement exécutée à même la peau de l’image, elle constitue une énergie en acte dont la provenance n’est pas moins floue que ses contours9Pour connaître la définition de la notion du terme virtuel sur laquelle je m’appuie ici, voir Pierre Quéau, Le virtuel, vertus et vertiges, Paris, Champ Vallon, 1993, p. 26 : « Le mot virtuel vient du latin virtus, qui signifie force, énergie, impulsion initiale. […] La virtus n’est pas une illusion ou un fantasme, ou encore une simple éventualité, rejetée dans les limbes du possible. Elle est bien réelle et en acte. La virtus agit fondamentalement. […] Le virtuel est dans l’ordre du réel ».. Elle compte parmi ces « […] formes [informes] de Goya qui [ne] naissent de rien ; elles sont sans fond, en ce double sens qu’elles ne se détachent que sur la plus monotone des nuits, et que rien ne peut assigner leur origine, leur terme et leur nature10Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1972, p. 655. ». Ces taches sont les composantes de la puissance d’autonégation dont s’arroge ici la peinture. À son extrémité, l’amas foncé forme une branche qui longe, par ses courbes et sur un plan plus élevé qu’elles, les taches des bras étendus de l’eunuque. Goya met ici en scène une analogie entre la nature et les figures, que le contraste entre la pilosité foncée et la chair pâle contribue à rendre palpable. Or cette analogie en prolonge une autre, soit celle qui anime la relation entre l’informe et le morcelé.
Dans CPV, la composition est beaucoup plus élémentaire, plus dépouillée. La profondeur est moindre. Le jeu bichromatique s’élabore de manière beaucoup plus subtile. Le paysage ne s’en prend d’ailleurs qu’aux victimes : ce sont les tons pâles plutôt que les tons foncés qui s’expriment ainsi, affectant non plus les contours et les lignes de leurs corps, mais leur chair même. Il n’y a pas lieu ici de réfuter la valeur objective des effets de la lumière. Elle se comporte en toute cohérence sur la surface rocheuse : elle engendre une blancheur sur l’extrémité gauche, décroit à mesure qu’elle rencontre des obstacles et se bute aux objets et à leurs ombres. Remarquons qu’à mi-chemin, se produit un phénomène indépendant des effets de la lumière et que l’on pourrait d’abord qualifier d’inexplicable. Les couleurs de la chair cadavérique du pendu se révèlent presque identiques à celles de la surface rocheuse : seul le rouge du sang marque une distinction évidente entre la chair et le fond. De la même manière, le corps blanc rappelle fortement la zone gauche du tableau. Afin de bien voir en quoi ce travail de la bichromie est singulier au sein de la représentation, remarquons que Goya semble avoir usé d’une même palette pour les trois êtres vivants. Les corps des bourreaux sont plus rouges, jaunes ou bronzés que les autres, ce qui suggère à la fois une vitalité et l’exposition au soleil. Ils ont l’habitude de la nudité, de l’état naturel que sous-entend leur nudité dans un tel contexte. Les victimes sont plutôt déterminées par les paysages de façon immédiate : leur relation avec la nature les intègre radicalement dans l’espace de la représentation. Elles sont pénétrées par elle comme elles le sont par les mains des bourreaux plongées dans leurs entrailles. De fait, ici, l’assimilation des corps par le paysage naturel et minéral ne saurait être expliqué comme l’effet d’une puissance strictement abstraite.
Attardons-nous donc aux objets qui jonchent le sol de ces tableaux, puisque ce sont eux qui fournissent les seuls repères susceptibles de situer leur temps historique. Dans CMRH, se trouvent un feu et une lance. Bien que cette dernière « […] connut une vogue nouvelle en Europe Occidentale lorsque Napoléon l’adopta pour sa Grande Armée11Diagram Group, Les armes du monde entier. De 5000 avant J.‑C. à 2000 après J.‑C. : une encyclopédie. Paris, Albin Michel, 1982, p. 57. », elle est reconnue comme une arme archaïque au moins depuis le XVIe siècle. La lance est ici grossière, peu détaillée, contrairement à nombre de lances européennes, raffinées au gré d’un procès de sophistication de l’arme d’hast12Ibid., p. 56‑59.. Cela nous permet d’associer ce tableau à un monde primitif, historiquement indéterminé, et ce, d’autant plus si on le compare à CPV, où l’apanage est constitué d’objets européens contemporains à Goya13D’abord, la chose située en bas à droite du tableau, laquelle ne ressemble à rien vu de loin, a de près l’apparence et la forme d’une arquebuse ou d’une escopette. La chaussure, de semelle fine, qui semble être de cuir, parée d’une boucle de métal, est soit une importation, soit l’imitation d’un modèle anglais inventé en 1780 et produit au moins jusqu’en 1795. Le chapeau ressemble également à un modèle anglais couramment qualifié de chapeau à la charbonnière.. Ces divers accessoires, ainsi disposés dans les tableaux, indiquent deux temps distincts dont un seul paraît relever de l’histoire alors que l’autre ne donne à voir aucun marqueur de temps. Plus encore, ils ont une fonction d’identification des individus qui les habitent. Dans CMRH, les figures n’ont pas d’identité assignable autre que celle de « sauvages », puisqu’elles sont nues. Dans CPV, cependant, et ce même si toutes les figures restent nues, les habits confusément disposés à l’avant-plan indiquent la présence d’un tout autre genre de figures à l’identité, cette fois, parfaitement reconnaissable. Ces vêtements, en effet, ne sauraient appartenir qu’à des nobles ou à des bourgeois – autrement dit à des membres de l’élite sociale14Nombre de portraits peints de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe le prouvent. La chaussure est par exemple portée par Luis María de Borbón (Goya, 1793), Charles IV (Goya, 1800), Don Gaspar de Jovellanos (Goya, 1798) mais également par Antoine-Laurent Lavoisier (Jacques-Louis David, 1788) et Napoléon (Jacques-Louis David, 1812), pour ne nommer que ces quelques exemples.. Or si la vision de ces vêtements renvoie bel et bien à l’invisible présence de telles figures dans la scène cannibale, elle ne nous dit rien du rôle joué par ces dernières dans l’acte anthropophage à proprement parler : c’est bien plutôt la différence des couleurs de peaux des figures qui nous informe quant à leur identité, quant à leur différence de classe. Si les bourreaux ont la peau foncée, une des victimes, elle, a une carnation très claire :
Sous l’Ancien Régime et encore dans la première moitié du XIXe siècle, les personnes appartenant à l’aristocratie ou à la « bonne société » se doivent d’avoir la peau plus claire et la plus unie possible afin de ne pas être confondues avec les paysans. Ces derniers, travaillant au grand air et au soleil, ont en effet un teint cuivré, une peau rubiconde, parfois semée de taches foncées […]. Être bien né, c’est alors avoir « le sang bleu », c’est-à-dire avoir la peau si pâle et si translucide qu’elle laisse deviner les veines15Michel Pastoureau, Noir, histoire d’une couleur, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points », 2008, p. 196‑197..
Les couleurs de peau indiquent que ce sont des « sauvages » qui morcellent des nobles. Or comment justifier la couleur visiblement foncée du pendu ? Sa chair incarne le devenir de la victime blanche vers un stade plus avancé de décomposition. La pâleur qui domine l’espace de ce tableau constitue un indice de l’assimilation plastique qui s’y inscrit, soit celle de la noblesse déclassée par la « sauvagerie ».
Le rapport qui lie les figures ne relève pas uniquement du rapport de classe, essentiel à la compréhension de ce tableau ; il se traduit également, dans les termes de ce début du XIXe siècle, en termes de relation liant l’humain « civilisé » au « sauvage ». Or comme le paysage, les différentes figures sont anonymes : nous ne saurions dire si ces scènes se produisent en Espagne ou sur une terre colonisée. Leur lieu réel est indéterminé et donc sans importance. Ce qui compte, c’est l’immanence des lieux fantasmés que Goya découvre dans et par la peinture. Dans CMRH, la pleine présentation de la violence cannibale se bute à une matière foncée indomptable, que signe le mouvement d’une puissance picturale abstraite et dévorante. Dans, CPV, l’action du tableau est tout entière donnée dans son espace visible. L’effet du paysage sur les victimes n’a pas pour unique fonction de rappeler l’analogie abstraite liant le cannibalisme et la peinture, mais aussi de souligner la figuration d’une violence de classe. Cela dit, la rencontre fusionnelle entre « noble » et « sauvage » ne se joue pas sur la seule scène de CPV, mais dans la mise en relation des deux tableaux aux mangeurs d’hommes. À elles deux, ces œuvres portent l’expression en miroir d’une libération de la puissance intrinsèque et immémoriale de la peinture comme puissance de dévoration, toujours à même de resurgir, qu’incarnent à la fois l’action du paysage sur les corps humains et le geste figuratif du cannibale ainsi fantasmé. Cette puissance abstraite et virtuelle recouvre un caractère figuratif dès lors qu’elle s’attaque à la blancheur de l’homme civilisé lui-même, homme d’élite en l’occurrence.
L’objet de ce diptyque repose donc sur le renversement du pouvoir social par le pouvoir de la peinture – libérée de ses contraintes officielles – se découvrant à elle-même. Par-delà un jeu formel bichromatique confondant l’homme et la nature, l’informe et le morcelé, ce diptyque met en scène une attaque immanente de la peinture par la peinture. L’interprétation raciste qui enclot ces tableaux dans le rôle d’une représentation banale du « sauvage » et du « cannibale » fait peser tout le poids de la violence qui s’y joue sur l’Autre. La description de la matérialité du diptyque aura permis de montrer que le fantasme de la violence de l’Autre n’y est pas tautologique et sans objet. Elle constitue une promesse de libération proprement picturale. Car en effet, jusqu’où cette violence est-elle celle de l’Autre ?
De l’iconophagie
Cet article n’a pas pour fonction de rappeler mollement les idées vagues qui courent au sujet de Goya, suivant lesquelles il serait un artiste de la liberté, un peintre de la révolution, un peintre politique ou encore, un peintre du peuple et de la nature humaine. Il n’a pas pour fonction non plus de répéter le schème qui aura fait de Goya le « génie national » qu’il est devenu à l’orée du XXe siècle16À partir de son départ à Bordeaux, l’art de Goya a été ignoré par la postérité espagnole, soit pour la plus grande partie du XIXe siècle. Le regain d’intérêt pour son œuvre coïncide avec la parution de l’ouvrage de Charles Yriarte, Goya. Sa biographie, les fresques, les toiles, les tapisseries, les eaux-fortes et le catalogue de l’œuvre avec cinquante planches inédites, Paris, Henri Plon, 1867.. Il vise plutôt à redécouvrir, au plus près d’un diptyque qu’il a peint, les traces d’un propos inédit, secret, discret – interdit. La deuxième partie de cette réflexion vise à cerner le geste d’abstraction que Goya fait subir à la peinture par l’entremise de ces tableaux, par-delà la division binaire qui tranche la peinture en deux entre ses manifestations abstraites et figuratives. La peinture est ici en proie à une autre forme de déchirement, un déchirement qui se produit dans et par la matière picturale se saisissant comme matière intégralement pensante. Ces tableaux révèlent la possibilité d’une énonciation proprement picturale, dont l’autonomie repose sur la négation de la rationalité supposée de l’ordre social, celui-là même qui assigne à la peinture sa place et ses codes. On ne pourrait en dire autant si Goya s’était limité à y appliquer les lois d’un système de codification imposé par la tutelle d’un pouvoir temporel. Pour prolonger ces tableaux, nul geste ne me semble plus cohérent que celui qui viserait à les suivre dans le mouvement de liberté qu’ils déploient, à savoir le mouvement de libération du caractère foncièrement iconophagede l’image.
Ces œuvres sans titre se sont retrouvées, à coup d’anecdotes d’acquisition17Pour le récit complet de l’acquisition, voir Laliberté, op. cit., p. 14‑15., au musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon. Leur position actuelle parmi une « collection de peintures représentative des principaux courants de l’histoire de l’art occidental de la fin du XVe au XXe siècle18« Le musée », Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon, <www.mbaa.besancon.fr/le-musee/> (page consultée le 20 décembre 2022). » tend à les dénaturer, voire à neutraliser leur effet critique. Le fait de leur exposition contemporaine, publique et décomplexée, masque le contexte qui les a rendus possibles. Ce sont des tableaux casaniers, des tableaux intimes, des tableaux d’habitat ; rien ne prouve que Goya eût voulu qu’ils soient exposés ou titrés de manière à faciliter leur circulation au sein du cadre muséal. Il les a peints chez lui, à l’abri de la censure inquisitoriale qui sévissait du temps de leur production19Jacques Soubeyroux, Goya politique, Cabris, Éditions Sulliver, 2011, p. 158.. Au même titre que la majorité des images qu’il est convenu d’associer à la part « noire » de l’œuvre goyesque, ils ont été créés hors des circuits de la commande et n’ont quitté sa résidence, la Quinta del Sordo, que longtemps après sa mort20Soit en 1854 dans le cas du diptyque étudié, année lors de laquelle Javier Goya, le fils du peintre, a vendu ces tableaux à Jean Gigoux. Voir Jeannine Baticle, Goya, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1992, p. 434.. Rappelons que ce pan de l’œuvre du peintre apparaît tardivement et parallèlement à la production de tableaux que Goya peint pourles puissants et alors qu’il occupe les deux positions les plus prestigieuses pour un artiste de son temps, soit celles de peintre du roi et de directeur de la peinture de l’Académie Royale de San Fernando. Ce n’est certes pas la première fois qu’il mêle des figures provenant de diverses classes sociales au sein d’une même scène de genre. Mais ce diptyque n’a rien à voir avec les œuvres à teneur propagandiste de la chambre à dîner du roi, où la mixité sociale est expérimentée dans la joie, du moins par le noble, puisque la distinction de classe n’en est pas affectée (Figure 3). Les deux tableaux sans titre sont peut-être, dans l’œuvre de Goya, les seuls exemples où des nobles sont victimes d’une telle violence – d’une violence sans nom – où la peinture semble aussi directement agir contreles puissants.
Pourquoi Goya a-t-il peint une telle aberration picturale ? Doit-on y voir l’expression d’une vengeance ou d’une colère politique ? Une telle voie d’interprétation psychologisante ne nous mènerait-elle pas trop loin de la matérialité de ces tableaux ? À bien y regarder, on ne saurait exclure Goya de cette matière peinte, cette matière qui retourne les moyens de la peinture – sa maîtrise, sa technicité, ses couleurs, ses pinceaux – contre elle-même, ces moyens auxquels il s’est formé et auxquels il a été formé, s’arrogeant progressivement une place au sein de l’élite sociale, y devenant le portraitiste le plus prolifique de l’Espagne de son temps21À ce sujet, voir l’exposition Goya: The Portraits, qui présente le peintre tel qu’il fut reconnu en son temps, en tant que célèbre portraitiste et qui vise ainsi à le détacher de sa période « noire », laquelle fonde son prestige depuis l’époque romantique. Xavier Bray, Goya: The Portraits, catalogue d’exposition, The National Gallery, Londres, 7 octobre 2015 – 10 janvier 2016, New Haven, Yale University Press, 2015.. Goya ne saurait être intégralement mis à l’écart du « noble » que dépeint ce diptyque : il a d’ailleurs possédé une escopette de chasse22Francisco de Goya y Lucientes, Lettres à Martin Zapater, trad. Danielle Auby, Thonon-les-Bains, Alidades, 1988, p. 85‑88. et a lui-même porté des chaussures et un chapeau comparables à ceux qu’on trouve dispersés sur le sol, comme l’atteste notamment son Autoportrait dans l’atelier (Figure 4).
L’expérience de Goya ne saurait cependant être réduite à celle d’un noble. Rappelons en effet qu’il s’est fait transfuge de classe, se hissant hors de la condition modeste dont il était issu23Je me fonde ici sur la démonstration qu’élabore Jacques Soubeyroux pour récuser l’idée selon laquelle Goya viendrait d’une famille prospère, afin d’expliquer l’évolution esthétique de son œuvre comme une conquête d’autonomie acharnée au nom de laquelle il s’est positionné à la fois « pour et contre » le champ avec lequel il s’est fait. Voir Jacques Soubeyroux, op. cit, p. 26‑27. Voir également Nigel Glendinning, « Art and Enlightenment in Goya’s Circle », Goya and the Spirit of Enlightenment, catalogue d’exposition, Museo nacional del Prado, Madrid, 6 octobre – 18 décembre 1988, Museum of Fine Arts, Boston, 18 janvier – 26 mars 1988, The Metropolitan Museum of Art, New York, 9 mai – 16 juillet 1989, Boston, Museum of Fine Arts, 1989.. C’est sans doute du côté de la part noire et privée de son œuvre qu’on peut discerner l’expression la plus explicite des limites de son identification aux classes supérieures. Cependant, il existe au moins un exemple de tableau de commande qui permet également de moduler l’évidence du sentiment d’appartenance de Goya aux milieux de grands pouvoirs, soit un portrait de la famille royale le mettant en scène(Figure 5). Pour le produire, « […] Goya s’inspire des Ménines [de Velázquez]. De toutes les différences, l’une des plus révélatrices tient à la position qu’il se donne, dans l’ombre, en retrait (il n’est pas anobli et tient son rang)24Daniel Arasse, Le détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Flammarion, Paris, 2014, p. 251. ». En effet, il en va chez Goya d’une complexification et d’une radicalisation du pouvoir d’autoreprésentation de la peinture déployé par l’artiste dans Les Ménines, se peignant peignant la représentation. Contrairement à Velázquez qui se montre en pleine lumière, palette à la main, dans une posture académique, Goya se peint dans une noirceur qui s’étend jusqu’à la surface du tableau accroché au mur derrière lui, tendant à invisibiliser sa personne et les contenus de la toile. Il s’assimile à cette surface qui est en tout point comparable à la puissance abstraite de la peinture qui ronge le diptyque avec cannibales ; une masse noire issue ici du côté gauche du tableau s’étend, se prolonge vers la droite à la manière d’une ombre indocile et obscurcit graduellement les corps des figures royales situées le plus à gauche. Elle les assimile à leur tour. Déjà en 1800, Goya avait su reconnaître en la peinture une puissance virtuelle, une dimension obscure, indéterminée, expansible, qu’il rend d’autant plus visible qu’il s’y cache. La part d’autoportrait dans ce portrait se donne comme fusion secrète du peintre avec la peinture, susceptible de se répandre hors de lui, jusqu’aux sujets royaux.
C’est sans doute autour de 1810‑1815 qu’il a peint le diptyque. Ces dates coïncident avec le contexte de censure politique et de chaos social provoqué par les invasions napoléoniennes. Dès lors, Goya fait face à l’étiolement de la réalité sociale sur laquelle repose son privilège et sa pratique artistique. Son engagement sensible à l’égard de la dépression sociale déclenchée par l’ère des Révolutions nous est révélé par une multiplicité de preuves visuelles, du 3 de Mayo (1815) aux Desastres de la guerra (1810‑1815). Sous la gravure numérotée 15 de cette série, il a par ailleurs fait parler ses yeux : « Yo lo vi ». Or la mise en image des cannibales résulte moins d’une expérience de vision que d’un effort de regard. Voilà la différence qui fera dire à Jacques Lacan du regard qu’il est l’appareil qui rallie l’art au désir ; là où la vision dépend du sujet conscient, le regard préexiste au sujet parlant, procède de quelque chose d’antérieur – la pulsion25Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, éd. Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1973 [1964], p. 70‑73.. L’expérience du regard déborde largement l’expérience organique des yeux posés sur un objet concret. Elle excède les limites de la raison et de l’intention ; elle s’allie à l’inconscient avec les yeux du désir. Ainsi, elle participe de ce que Lacan appelle la « pulsion scopique ». En investissant ces tableaux comme médiation d’un désir d’extériorisation et de libération de l’anthropophagie qui, d’un point de vue psychanalytique aussi bien qu’historique, appartient alors à un imaginaire refoulé, Goya fait ressurgir la pulsion scopique comme pulsion de mort et d’anéantissement. En ce début de XIXe siècle, l’intelligentsia se trouve encore fortement contrainte par le pouvoir temporel de l’Église ; même les philosophies hobbesienne et rousseauiste qui fondèrent l’hypothèse d’un état de nature en se basant sur l’imaginaire « primitif » américain n’admettaient pas encore l’existence de la préhistoire26Ces tableaux préfigurent de fait la naissance de la science préhistorique et de ses représentations, qui n’aura lieu que vers la fin du XIXe siècle. Voir Hélène Lafont-Couturier et coll., Vénus et Caïn. Figures de la préhistoire, 1830‑1930, catalogue d’exposition, Musée d’Aquitaine, Bordeaux, 13 mars – 15 juin 2003, Museo Nacional y Centro de Investigación, Altamira, 1er juillet – 7 septembre 2003 et Musée national des beaux-arts du Québec, Québec, 8 octobre 2003 – 4 janvier 2004, Paris, Réunion des Musées Nationaux, 2003. en faveur d’un renversement radical du récit biblique des origines. Dans ce cas qui est un cas de peinture, l’effort d’extériorisation et d’irrationalisation de la violence révèle un monde sans dieu, anarchique et aporétique, projeté en dehors de toute visée politique ou nationale. Ce monde met à nu une triple intériorité : intériorité d’une pensée de peintre, intériorité de la peinture et intériorité de l’Histoire – d’où le caractère très intime de ces œuvres.
C’est dans un ailleurs situé quelque part entre partout, nulle part et l’Amérique – appelons cela un dehors – que Goya puise la légitimité du monde ou plutôt de l’arrière-monde que déploient ces tableaux, lequel excède largement la référence au réel et aux représentations qui les ont vu naître. Ces œuvres font évènement ; elles anéantissent la séparation qui avait jusqu’alors, au sein du grand jeu des représentations occidentales, forcé la déliaison du monde civil et du monde « sauvage ». C’est ainsi qu’elles inscrivent dans l’Histoire (de la peinture) un monde hors de l’Histoire, ce pays sans peinture. Par-delà un emprunt aux images de cannibales qui n’avait été investies que sous forme gravée depuis le début des colonisations transatlantiques27Je développe ailleurs une analyse approfondie des rapports de ces tableaux aux gravures coloniales. Voir Laliberté, op. cit., p. 45‑53., ces tableaux reposent sur leur liaison charnelle à l’image du cannibale puisée à même une mémoire créatrice, présubjective et pré- ou para-historique. Cette image, c’est celle de l’autre en soiiconophage qu’admet Goya : autre en soi du peintre, autre en soi de la peinture et autre en soi de l’Histoire. La peinture située tout en haut de la hiérarchie médiale s’effondre et se révèle à la fois sous le coup d’une image anarchisante, capable de la libérer de ses contraintes en faveur de sa puissance abstraite et virtuelle, saisie comme puissance foncièrement iconophage. La peinture a faim ; dévorer l’image d’un ailleurs où elle n’est pas, se fusionner avec elle, lui permet de dévoiler, voire d’exacerber sa propre puissance interne de dévoration, pensante et créatrice.
Enfin, à partir de cet exemple pictural effrayant, ne pourrait-on pas oser biffer pour le réécrire à l’envers, ce propos tiré du traité De la peinture d’Alberti ?
La peinture recèle une force divine [immanente] qui non seulement rend les absents présents [présents absents] comme on dit que l’amitié [l’inimitié] le fait, mais plus encore fait que les morts [puissants] semblent presque vivants [morts]. Après de nombreux siècles, on les reconnaît avec un grand plaisir et une grande admiration pour le peintre28Cité par Louis Marin, Le portrait du roi, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1981, p. 9..
Le présent article fait fond sur l’écriture de mon mémoire, dirigé par Johanne Lamoureux : Bianca Laliberté, Deux scènes de cannibalisme dans la peinture de Francisco de Goya y Lucientes. Essai pictural sur la nature humaine, mémoire de maîtrise, Université de Montréal, 2016.
2
Tour à tour, ces tableaux ont été interprétés comme l’expression d’un nationalisme, l’illustration du meurtre des Saint Martyrs canadiens par les Iroquois ou encore, suivant une interprétation léguée par le romantisme baudelairien, une représentation de la nature humaine cruelle, universelle et intemporelle. Selon l’auteure de l’unique article académique développant un propos plus élaboré sur ces objets, cette représentation de la nature de l’homme aurait permis à Goya de faire une critique métaphorique des fantasmes utopiques du salut chrétien et d’un nouvel individualisme social façonné par la raison des Lumières. Voir Suzanne M. Singletary, « Dystopia: Goya’s Cannibalism », Aurora, The Journal of History of Art, vol. 5, 2004, p. 78. Comme nous le verrons, leur valeur critique est autrement radicale. Pour connaître les développements complets de cette fortune critique, voir Laliberté, op. cit., p. 27‑43.
3
Je présente ici non pas la datation fournie par le musée de Besançon (1800‑1808), mais celle qui me paraît plus probable. Voir Laliberté, op. cit., p. 14‑16.
4
Désormais CMRH.
5
Désormais CPV.
6
Plus précisément, ils apparaissent pour la première fois sous la plume de Juliet Wilson Bareau et Manuela B. Mena Marquez, Goya: Truth and Fantasy: The Small Paintings, catalogue d’exposition, Museo nacional del Prado, Madrid, 18 novembre 1993 – 27 février 1994, Royal Academy of Arts, Londres, 17 mars – 12 juin 1994, The Art Institute of Chicago, Chicago,16 juillet – 16 octobre 1994, New Haven, Yale University Press, 1994.
7
J’exclus le tableau Saturne dévorant l’un de ses enfants (1636) de Pierre Paul Rubens de la présente assertion, dans la mesure où il constitue un exemple de représentation d’un cas de théophagie. La légitimité de ce sujet pictural repose alors sur certaines conventions picturales nées au XVIIe siècle, lesquelles admettent l’emprunt de la peinture à la tradition littéraire – ici ovidienne – et la personnification d’un roi – en l’occurrence Ferdinand IV – en Dieu. À ce sujet, voir le sous-chapitre intitulé L’image mythologique : un cannibalisme de l’hybris dans mon mémoire (Laliberté, op. cit., p. 61‑70). Notons par ailleurs qu’il existe également un tableau colonial contenant une scène de cannibalisme, peint par Jan Van Kessel : Indians as Cannibals (Brazil) (1664‑1666). Comme celle-ci fut produite au XVIIe siècle, donc après l’époque de production des gravures coloniales et comme elle déploie un monde qui leur est de trop près similaire, je la considère comme un prolongement du projet illustratif des images gravées.
8
L’usage « coloriste » est ici employé au sens classique. Rappelons qu’à partir du XVIIe siècle, dans la foulée de la querelle du coloris, ce terme en vient à prendre une valeur contraire à celui de « dessinateur ». Cette division permet de distinguer une pratique de la peinture qui privilégie l’expression de la couleur plutôt que l’idéal de la ligne, l’expression de l’émotion plutôt que la raison. Même si, suivant l’ambiance de mort qui les animent, les tableaux ici étudiés présentent des tons et des couleurs plus fades que vives, ils ne sont pas moins l’œuvre d’un coloriste. Cela n’implique pas que Goya ait pour autant évacué le dessin de sa technique picturale, comme le prouve l’étude technique de Portrait équestre de Ferdinand VII (1808) de Miriam Bueso, qui permet en effet de constater les traces de dessins à même le tableau. Voir Miriam Bueso et al., « Estudio técnico de Ferdinand VII a caballo », dans Bienes culturales : revista del Instituto del Patrimonio Histórico Español, nº 8, 2008, p. 117. Mais, nous souhaitons insister sur le fait que les couleurs débordent ici volontiers la rigidité des lignes.
9
Pour connaître la définition de la notion du terme virtuel sur laquelle je m’appuie ici, voir Pierre Quéau, Le virtuel, vertus et vertiges, Paris, Champ Vallon, 1993, p. 26 : « Le mot virtuel vient du latin virtus, qui signifie force, énergie, impulsion initiale. […] La virtus n’est pas une illusion ou un fantasme, ou encore une simple éventualité, rejetée dans les limbes du possible. Elle est bien réelle et en acte. La virtus agit fondamentalement. […] Le virtuel est dans l’ordre du réel ».
10
Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1972, p. 655.
11
Diagram Group, Les armes du monde entier. De 5000 avant J.‑C. à 2000 après J.‑C. : une encyclopédie. Paris, Albin Michel, 1982, p. 57.
12
Ibid., p. 56‑59.
13
D’abord, la chose située en bas à droite du tableau, laquelle ne ressemble à rien vu de loin, a de près l’apparence et la forme d’une arquebuse ou d’une escopette. La chaussure, de semelle fine, qui semble être de cuir, parée d’une boucle de métal, est soit une importation, soit l’imitation d’un modèle anglais inventé en 1780 et produit au moins jusqu’en 1795. Le chapeau ressemble également à un modèle anglais couramment qualifié de chapeau à la charbonnière.
14
Nombre de portraits peints de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe le prouvent. La chaussure est par exemple portée par Luis María de Borbón (Goya, 1793), Charles IV (Goya, 1800), Don Gaspar de Jovellanos (Goya, 1798) mais également par Antoine-Laurent Lavoisier (Jacques-Louis David, 1788) et Napoléon (Jacques-Louis David, 1812), pour ne nommer que ces quelques exemples.
15
Michel Pastoureau, Noir, histoire d’une couleur, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points », 2008, p. 196‑197.
16
À partir de son départ à Bordeaux, l’art de Goya a été ignoré par la postérité espagnole, soit pour la plus grande partie du XIXe siècle. Le regain d’intérêt pour son œuvre coïncide avec la parution de l’ouvrage de Charles Yriarte, Goya. Sa biographie, les fresques, les toiles, les tapisseries, les eaux-fortes et le catalogue de l’œuvre avec cinquante planches inédites, Paris, Henri Plon, 1867.
17
Pour le récit complet de l’acquisition, voir Laliberté, op. cit., p. 14‑15.
18
« Le musée », Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon, <www.mbaa.besancon.fr/le-musee/> (page consultée le 20 décembre 2022).
19
Jacques Soubeyroux, Goya politique, Cabris, Éditions Sulliver, 2011, p. 158.
20
Soit en 1854 dans le cas du diptyque étudié, année lors de laquelle Javier Goya, le fils du peintre, a vendu ces tableaux à Jean Gigoux. Voir Jeannine Baticle, Goya, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1992, p. 434.
21
À ce sujet, voir l’exposition Goya: The Portraits, qui présente le peintre tel qu’il fut reconnu en son temps, en tant que célèbre portraitiste et qui vise ainsi à le détacher de sa période « noire », laquelle fonde son prestige depuis l’époque romantique. Xavier Bray, Goya: The Portraits, catalogue d’exposition, The National Gallery, Londres, 7 octobre 2015 – 10 janvier 2016, New Haven, Yale University Press, 2015.
22
Francisco de Goya y Lucientes, Lettres à Martin Zapater, trad. Danielle Auby, Thonon-les-Bains, Alidades, 1988, p. 85‑88.
23
Je me fonde ici sur la démonstration qu’élabore Jacques Soubeyroux pour récuser l’idée selon laquelle Goya viendrait d’une famille prospère, afin d’expliquer l’évolution esthétique de son œuvre comme une conquête d’autonomie acharnée au nom de laquelle il s’est positionné à la fois « pour et contre » le champ avec lequel il s’est fait. Voir Jacques Soubeyroux, op. cit, p. 26‑27. Voir également Nigel Glendinning, « Art and Enlightenment in Goya’s Circle », Goya and the Spirit of Enlightenment, catalogue d’exposition, Museo nacional del Prado, Madrid, 6 octobre – 18 décembre 1988, Museum of Fine Arts, Boston, 18 janvier – 26 mars 1988, The Metropolitan Museum of Art, New York, 9 mai – 16 juillet 1989, Boston, Museum of Fine Arts, 1989.
24
Daniel Arasse, Le détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Flammarion, Paris, 2014, p. 251.
25
Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, éd. Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1973 [1964], p. 70‑73.
26
Ces tableaux préfigurent de fait la naissance de la science préhistorique et de ses représentations, qui n’aura lieu que vers la fin du XIXe siècle. Voir Hélène Lafont-Couturier et coll., Vénus et Caïn. Figures de la préhistoire, 1830‑1930, catalogue d’exposition, Musée d’Aquitaine, Bordeaux, 13 mars – 15 juin 2003, Museo Nacional y Centro de Investigación, Altamira, 1er juillet – 7 septembre 2003 et Musée national des beaux-arts du Québec, Québec, 8 octobre 2003 – 4 janvier 2004, Paris, Réunion des Musées Nationaux, 2003.
27
Je développe ailleurs une analyse approfondie des rapports de ces tableaux aux gravures coloniales. Voir Laliberté, op. cit., p. 45‑53.
28
Cité par Louis Marin, Le portrait du roi, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1981, p. 9.