Le ciel me tranche la main
Catherine Morency est poète (Les impulsions orphelines, Sans Ouranos, Les musées de l’air, Le jour survit à sa chute) et essayiste (Poétique de l’émergence et des commencements, Marie Chouinard chorégraphe, L’atelier de L’âge de la parole. Poétique du recueil chez Roland Giguère, La littérature par elle-même). Détentrice d’un doctorat en littératures de langue française (Université de Montréal) et d’un postdoctorat en recherche-création (UQAM), elle a œuvré dans les domaines de l’édition et de la critique avant d’occuper le poste de professeure en création littéraire et littérature québécoise à l’Université du Québec à Chicoutimi. Récipiendaire de nombreuses bourses et distinctions, elle a publié plusieurs articles et chapitres d’ouvrages tout en contribuant activement à la vie culturelle et artistique du Québec.
Pour celles qui portent et perdent la vie en temps de guerre,
à Marioupol, à Zhytomyr, à Saltivsky et partout ailleurs.
Je ne bronche pas.
Le givre crée une fleur,
La rosée une étoile,
La cloche funèbre
La cloche funèbre.
Quelqu’un quelque part est foutu.
Sylvia Plath, « Mort & Cie », Ariel
Tu es venue dans cet hôpital
Accoucher d’une fille, d’un garçon.
L’homme qui t’accompagne porte
À son flanc une gerbe d’obus,
Le foisonnement des astres.
Avant le premier signe,
La rupture des eaux.
Tu invoques quelque dieu.
Tu n’avais pas rêvé grand.
Un couffin pour l’arrivée du petit.
Que le lait vienne au bon instant.
Un enveloppement. Son pied
Traçait des ellipses entre tes côtes,
L’essaim fleurissait.
On avait prédit un hiver glacial
Mais du sang sous le givre ?
Le printemps s’annonçait déjà,
Clément, de douceur paré.
Ton homme avait monté le berceau.
Cet enfant allait naître comblé.
Sous la mansarde une frêle nacelle
Promettait des nuits houleuses
Mais sereines, une fatigue banale.
La rumeur des ombilics
Lentement montait.
Une femme à un homme s’arrime,
Ils façonnent un enfant.
Le retour du soleil.
Vous n’aviez demandé qu’une jarre,
Un peu d’eau, quelques plumes.
La colombe finirait le travail.
La ville somnolait.
Rues vides avant l’aurore.
Ce matin-là tu t’éveilles chargée.
Une fatigue t’incombe.
Trois femmes au visage gris
Te montrent la fenêtre ouverte,
Leur tête couronnée de narcisses.
Au pas de l’immeuble vous croisez
Un char noir avant de prendre la route.
Vers l’hôpital, l’avenir immolé.
On t’admet, on sonde tes entrailles.
Le médecin tâte ton pouls, tes ligaments
Fendus sous le regard des trois femmes.
Elles déroulent puis tranchent les fils
Du destin qui travaille en toi.
Des convois traversent la ville.
Le grondement de leur moteur te parvient.
L’hiver va donner ses fruits.
Clotho, la plus jeune des Moires1Ces divines et infatigables filandières n’avaient pas seulement pour fonction de dérouler et de trancher le fil des destins, elles présidaient aussi à la naissance des humains. ,
Chatoie dans sa robe bleue.
Lachésis prend le relais,
Place le fil au fuseau.
Habillée de rose, elle tisse une voie
À cet enfant qui remue tes humeurs.
Elle soupèse la mesure,
La durée de sa vie de mortel.
C’est Atropos, l’impitoyable,
La plus âgée des Parques
Qui enrôle les pelotons.
Laine douce laine dure,
Les balles sèment l’effroi.
Des mères comme toi
Traversent les frontières
Qu’on ne savait pas de ce monde.
Tu attends la grande émergence,
Une armée envahit ta chambre.
Les bombes fracassent le sanctuaire.
Des nourrissons se fraient un chemin
Dans les bras de personne.
La cloche retentit
Quand explosent tes hanches.
Ton bassin devient un tombeau.
Tu étais venue dans cet hôpital
Accoucher d’un garçon, d’une fille.
On a décidé de ton heure, tari le sel
En ton sein, la vie de l’enfant.
Les décombres agitent mes eaux,
Attisent ma colère, chacune de mes voix.
J’ai invoqué tout ce qui en moi gravite
Mais je n’ai plus de larmes, plus de repos.
- 1Ces divines et infatigables filandières n’avaient pas seulement pour fonction de dérouler et de trancher le fil des destins, elles présidaient aussi à la naissance des humains.