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Introduction au dixième dossier de MuseMedusa codirigé par Léonore Brassard et Benjamin Gagnon Chainey

Léonore Brassard
Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis
Laboratoire d’Études de Genre et de Sexualité (LEGS)

Léonore Brassard est chercheuse postdoctorale au Laboratoire d’Études de Genre et de Sexualité (LEGS) à Paris. Elle s’intéresse aux liens entre contrat intime et contrat professionnel à partir de la représentation littéraire des métiers du care aux XXᵉ et XXIᵉ siècles. Ces recherches font suite à celles doctorales qu’elle a menées à l’Université de Montréal, où elle a soutenu une thèse portant sur l’imaginaire de l’échange prostitutionnel en tant que fantasme et échec de la rencontre. Depuis le début de son parcours littéraire, Brassard se spécialise notamment en études féministes, co-dirigeant la journée d’études Femmes et sacrifices en 2021, et contribuant à des numéros de revues portant notamment sur le Féminisme contemporain (French Cultural Studies, 2020) et sur Virginie Despentes (Rocky Mountain Review, 2018). Sur cette autrice, elle a publié plusieurs autres articles en revue littéraire, en plus de co-organiser une journée d’études sur son oeuvre (Politiques de Virginie Despentes, 2019). Elle a publié à la fois en recherche et en création : elle a co-dirigé le collectif d’écrivain Récits infectés, coordonné des groupes d’ateliers de création, et publié elle-même dans les revues littéraires Moebius et MuseMedusa.

Benjamin Gagnon Chainey
Université Dalhousie et Columbia University

Benjamin Gagnon Chainey est postdoctorant en humanités médicales au programme HEALS de la Faculté de médecine de l’Université Dalhousie, à Halifax, et chercheur invité au Institute for Comparative Literature and Society de l’Université Columbia, à New York. En février 2022, il a soutenu une thèse doctorale intitulée « Survivances queer des esthètes : un pas de deux entre Joris-Karl Huysmans et Hervé Guibert », au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal, en cotutelle avec la Nottingham Trent University, au Royaume-Uni, sous la codirection de Catherine Mavrikakis et de Jean-Pierre Boulé. Après s’être spécialisé en littératures du sida de la fin du XXe siècle et de la syphilis de la fin du XIXe siècle, ses recherches actuelles portent sur l’écriture de la douleur, du deuil et de la fin de vie, en littérature contemporaine française, québécoise, américaine et anglaise. Depuis 2020, il coordonne RéCITS, le Réseau de Création International et Transversal sur le Soin. Ses textes de recherche et de création ont été publiés dans les revues MuseMedusa, Fixxion, Interférences littéraires, Mœbius, SYNAPSIS, Lettres françaises, Corps et Spirale.

« Moi, j’aurais pas été philosophe, ou j’aurais été une femme,
j’aurais voulu être une pleureuse. »

Gilles Deleuze, L’Abécédaire1Gilles Deleuze, « J comme Joie », dans Pierre-André Boutang et Michel Palmart (réal.), « L’Abécédaire de Gilles Deleuze », entretien de Claire Parnet avec Gilles Deleuze, Métropolis, Paris, Arte, 1988-1989 [1995 pour la première diffusion], 17 min 33 s-17 min 40 s, en ligne, https://www.youtube.com/watch?v=xyXMmx2Ofgs.

Des figures, généralement féminines, racisées, ou autrement marginalisées, ont été représentées comme accompagnatrices et protectrices de la vie des autres, de la naissance à la mort. Les fées, popularisées comme « fées marraines » dans les contes, sont connues pour guider le destin des êtres qu’elles protègent. Dans les légendes, elles annoncent les bons et mauvais coups du sort, offrent aux héroïnes et aux héros leurs dons dès leurs premières heures de vie, au chevet de leur berceau. L’un des Petits poèmes en prose de Baudelaire, « Les dons des fées », met notamment en scène une « grande assemblée des fées [procédant] à la répartition des dons parmi tous les nouveau-nés, arrivés à la vie depuis vingt-quatre heures2Charles Baudelaire, « Les dons des fées », Œuvres complètes, Paris, Laffont, 2004 [1869], p. 178. ». Les fées, qui veillent sur les nouveau-nés, ou qui en dirigent (avec peu de bienveillance, chez Baudelaire) le destin, « [toutes] ces antiques et capricieuses Sœurs du Destin, toutes ces Mères bizarres de la joie et de la douleur3Ibid. », sont héritières des Parques et des Moires, elles qui, depuis les mythologies grecques et romaines sont, « partout et pour toujours, maîtresses et souveraines du sort des mortels4Michaël Ledig, « Les Moires dans les épigrammes funéraires grecques » (voir l’article dans le présent dossier). ». Elles font don de leurs aptitudes et pouvoirs, présagent la destinée des humains qu’elles accompagnent, mais aussi guident l’énonciation performative des paroles de leurs récits de vie. En ce sens, le nom des « fées » vient de fata, féminin de fatum, et aussi « participe passé du verbe fari […] qui signifie parler, et par extension “chose dite, décision, décret”, “déclaration prophétique, prédiction”, et donc “destin” (fate en anglais)5Martine Hennard Dutheil de la Rochère et Véronique Dasen, « Des Fata aux fées : regards croisés de l’Antiquité à nos jours », Études de lettres, nº 3-4, 2011, p. 15-34. ». Étymologiquement, les fées, avec leurs dons et prophéties, sont celles qui font s’accomplir la destinée des personnages à travers le langage : figures tutélaires d’un corps mais aussi d’une parole performative qui à la fois donne naissance, ventriloque, détourne et accomplit les différents destins des personnages.

Les fées marraines sont les figures par excellence de celles qui dotent et accompagnent les vivant·e·s, prennent soin d’elles et eux, mais dont les sorts peuvent aussi être équivoques, voire devenir malfaisants comme ceux de la fée Carabosse, septième « fée marraine » dans la version de Perreault de La Belle au bois dormant, et treizième « sage-femme » dans celle des frères Grimm, qui s’insurge de ne pas avoir été conviée à la fête en jetant sur l’héroïne une prophétie maléfique. Dans une tradition médiévale qui nous est encore actuelle, la fée marraine, fée qui guide, se dédouble pour devenir de surcroît la fée amante, cristallisation fantasmatique d’un féminin inaccessible. Ce rôle s’ajoute à l’ambiguïté d’une figure déjà complexe, et « il faut constater l’extrême ambivalence de la fée médiévale telle qu’elle se présente dans les romans de chevalerie, à la fois marraine et amante, maternelle et séductrice, bienveillante et maléfique6Jean Tufféry, « Avatars de la fée dans l’œuvre autobiographique de Michel Leiris, de L’Âge d’homme à Fibrilles » (voir l’article dans le présent dossier). ». Enfin, la figure tutélaire des « fées marraines » se décline dans la figure – sexuellement neutre – des « anges gardiens », dont la littérature, l’art pictural et encore le cinéma foisonnent, de Damiel et Cassiel dans le célèbre film Der Himmel über Berlin (Wim Wenders, 1987) à l’ange gardien Clarence dans It’s a Wonderful Life (Frank Capra, 1946).

À l’autre bout du spectre de la vie, après l’instant de la mort, ce sont les « Pleureuses », dont la tradition remonte à l’Égypte antique, qui accompagnent les morts dans leur cortège funèbre. Traversées par la mort et les douleurs des autres, les pleureuses prennent en quelque sorte le relais des fées marraines, et font du deuil et des lamentations leur profession. Les pleureuses incarnent, au sens le plus propre du terme, un rituel de larmes et de cris, dont elles déchargent les endeuillé·e·s : elles sont des « femmes en deuil [dont la] présence dans le tombeau prolonge pour ainsi dire, auprès du mort, l’écho de la lamentation funèbre qui a retenti à l’heure des derniers adieux7Max Collignon, « De l’origine du type des pleureuses dans l’art grec », Revue des études grecques, vol. 16, nº 71,1903, p. 299. ». Rituelles, spectaculaires, les pleureuses, dans la tradition grecque, sont représentées avec une gestuelle toujours répétée : « nues, les bras ramenés au-dessus de la tête, par un geste mécanique et uniforme8Ibid., p. 310. ». Généralement pensées de façon plurielle, comme elles le sont dans le tableau de Paula Modersohn-Becker9Paula Modersohn-Becker, « Cortège de pleureuses », Huile sur carton, 56 × 91 cm., collection d’art de la Böttcherstrasse Bremen, Paula Modersohn-Becker-Museum, 1902. où elles font cortège, les pleureuses incarnent un deuil exagéré, à la gestuelle violente. « Dans de nombreuses cultures, il est non seulement permis mais requis par la coutume de pleurer lors des funérailles […] Il faut pleurer à la demande10Lynn Meskell, « Les cycles de la vie et de la mort », dans Lynn Meskell (dir.), Vies privées des Égyptiens 1539-1075. Nouvel Empire, Paris, Autrement, 2002, p. 203-233, https://www.cairn.info/vies-privees-des-egyptiens-1539-1075–9782746702226-page-203.htm. ». Nécessaires pour accueillir ces deuils qu’elles portent « sur commande », les pleureuses permettent aussi aux proches des morts de rester dans la contenance. Elles viennent problématiser la mise en scène du deuil : comment peut-on performer la douleur d’autrui pour non seulement l’accompagner, mais aussi l’en décharger ? Que dire du « spectacle » de ces lamentations, typiquement associées aux femmes, qui vient prendre un aspect rituel nécessaire, mais aussi outré et fortement expressif ? de la prise en charge de la douleur de l’endeuillé·e et d’une célébration du « nouveau-mort » ? La littérature, lorsqu’elle vient porter un deuil inconsolable (on peut penser notamment aux écrits de la Shoah) peut-elle être pensée en tant qu’elle se fait justement pleureuse ? que dans une plainte, cette source élégiaque de la poésie telle que la décrit dans son Abécédaire (1995) Gilles Deleuze, elle répète que « c’est trop grand pour moi » ?

Lorsque Deleuze, dans ce même fragment de L’Abécédaire, lance que s’il n’avait pas été philosophe, il aurait été pleureuse, il souligne comme par inadvertance l’essence féminine associée à une prise en charge de la plainte d’autrui. Toutefois, ce sur quoi Deleuze insiste n’est ni cette posture féminine, ni celle de la prise en charge, mais plutôt la grandeur de la plainte elle-même, « forme d’art » sublime qui vient d’abord, explique-t-il, des exclu·e·s sociaux·ales. Car ce sont les esclaves affranchis, sans statut effectif dans la communauté, qui peuvent lancer cette plainte, disant à la fois « Ne me plaignez pas, je m’en charge » et, toujours, « ce qui m’arrive est trop grand pour moi ». Porteurs et porteuses de la plainte et accompagnant·e·s de la douleur des autres se rejoindraient alors au confluent de la figure de la pleureuse, là où ce sont encore celles et ceux placé·e·s en-dehors de communauté qui, historiquement, se sont chargé·e·s de porter la douleur d’autrui. Ainsi, alors que des fées aux pleureuses, les figures de l’accompagnement du berceau au tombeau sont entendues en tant qu’elles sont féminines, ce sont plus généralement les personnes et personnages minorisé·e·s, marginalisé·e·s, « sans statut social », qui ont pris sur elles et eux la plainte des autres. De façon contemporaine, cette réalité est indubitable : c’est celle que les études intersectionnelles mettent de l’avant, et encore celles du care, lorsqu’elles relèvent son « économie transnationale11Caroline Ibos, « Du macrocosme au microcosme, du vaste monde à l’appartement parisien, la vie morale de la Nounou », Multitudes, vol. 37-38, nº 2-3, 2009, p. 123-131, https://www.cairn.info/revue-multitudes-2009-2-page-123.htm. ». Et dans l’art, les figures de l’accompagnement, déclinées dans l’imaginaire comme des figures de « l’autre », restent à leur tour souvent dans l’ombre des « personnages principaux » : dans le célèbre tableau Olympia de Manet (1863),la servante noire qui offre des fleurs disparaît pratiquement dans le fond de la peinture. Les fées marraines et les pleureuses sont aussi des figures performatives qui, au-delà de la différence des sexes et de l’altérité fondamentale que leurs relations présupposent, invitent à penser la pratique du soin d’accompagner dans la vie, la maladie et la mort, comme un art de la transfiguration qui transforme les corps, leurs relations et leurs destinées en récits en tous genres – contes, fables, poèmes, nouvelles, romans, témoignages – mais aussi en spectacles sautant hors du cadre de l’écriture pour impacter le social. C’est sur ces figures accompagnatrices, celles qui ont le pouvoir de tenir ou soutenir des destins desquels, souvent, elles restent en retrait, que ce dossier se propose de se pencher.

Les théories du care, parce qu’elles mettent de l’avant les humains en tant qu’êtres vulnérables et interdépendants, s’opposant ainsi à l’idée libérale d’un individu autonome12Voir notamment sur le sujet Fabienne Brugère, L’éthique du care, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 2017 ; Joan Tronto, Un monde vulnérable, Paris, La découverte, 2009 ; Caroline Ibos, Aurélie Damamme, Pascale Molinier et Patricia Paperman, Vers une société du care. Une politique de l’attention, Paris, Le cavalier bleu, 2019., permettent à leur tour de lire à rebours ce que serait une « figure de l’accompagnement » – et il n’est en ce sens pas étonnant qu’elles aient été fortement convoquées par les auteur·rice·s de ce dossier. Peut-être sont-elles apparues nécessaires d’abord parce qu’elles mettent en leur centre ces « accompagnateurs » et « accompagnatrices » qui guident, soignent, lavent, et soutiennent la vie des autres. Peut-être encore parce que ces théories insistent sur l’invisibilisation de ces vies, telles ces fées marraines qui, dans les contes, apparaissent toujours au moment opportun pour disparaître, aussitôt le problème réglé, dans une rassurante traînée de poudre. Enfin, parce que les théories du care questionnent la naturalisation des métiers de soin, de soutien et d’accompagnement, elles font trembler cette idée-là même de « figure ». Car c’est jusqu’à la figuration, justement, des êtres comme « fées », que ces théories remettent en cause. Dans la mesure où les pleureuses ne sont non plus seulement figures, mais aussi femmes vivant d’un travail à la fois réel et symbolique, affectif et professionnel, c’est peut-être dans un mouvement que reprend le titre de ce dossier, allant des « fées » vers les « pleureuses », que peut aussi se réclamer le care.

Ce sont donc ces figures tutélaires et accompagnatrices qui intéressent le dixième dossier de MuseMedusa, leur soin et les ambiguïtés dans le soin dont elles se font porteuses à travers la littérature et les arts visuels, de même que dans les différentes critiques qu’entraîne leur mise en œuvre. Dans la tradition de la revue, ce dossier convoque articles critiques et textes littéraires. Cette alliance entre la recherche et la création nous a semblé tout particulièrement nécessaire pour penser l’accompagnement, là où ce dernier est toujours entrelacé d’affects, là où la pensée se doit d’avoir sa prolongation dans l’imaginaire. En ce sens, les deux parties du dossier ne doivent pas être comprises comme des ensembles disjoints – elles ont été pensées ensemble, en dialogue, et la ligne entre l’une et l’autre des sections est parfois poreuse. Ainsi, certains essais qui se trouvent dans la partie « création » entrecroisent, et c’est tant mieux, les deux « pôles » de la revue, embrassant la démarche plus libre d’une pensée qui se montre dans son mouvement, convoquant aussi l’imaginaire des textes des autres, pour mettre de l’avant une pensée toujours accompagnée. Force est de constater que le thème de ce dossier appelait à la fois cette liberté dans la pensée et cette friction nécessaire entre la littérature et la vie, entre soi et l’autre, entre la lecture et l’écriture. Il faut donc penser la création et la critique, ici, comme des démarches qui, s’accompagnant, pourrait aussi s’interpénétrer dans une réflexion commune, réflexion qui se fait toujours avec l’art : en lui, à travers lui, ou côte à côte avec lui.

Les trois articles de la section Le fil des Moires tissent le lien inéluctable qui va du berceau vers le tombeau. En cela, notre dossier commence par ce qui, généralement, finit : la première section étant consacrée à l’accompagnement vers la mort, et surtout au-delà d’elle ; mais elle revient aussi vers l’origine des fées, à ces trois sœurs filandières qui tissent les destins. En expliquant les déploiements antiques de la figure des Moires, Michaël Ledig nous permet d’abord de comprendre en détail cette figure grecque. C’est notamment la fonction de destinataire du message funéraire épigrammatique des Moires, qu’analyse Ledig. Les Moires sont-elles des figures tutélaires accompagnant les défunt·e·s dans la mort, ou sont-elles plutôt des figures provoquant parfois cruellement, voire de manière insensée dans le cas des enfants, le trépas ? En se penchant pour sa part sur le personnage central du christianisme qu’est Marie-Madeleine, Katherine Rondou interroge les représentations de l’accompagnatrice de la mort du Christ, à la fois pleureuse et embaumeuse. Rondou analyse ainsi les images hagiographiques classiques, avant de s’intéresser à ses reprises contemporaines, là où les auteur·rice·s redéfinissent le rôle de la pécheresse repentie Dans un autre registre, et se penchant pour sa part sur une littérature plus récente, Jérémy Champagne propose avec « Parque, veuve et entremetteuse : Colette à Casamène, ou la fin de Claudine » une étude sur Colette, dans laquelle il analyse les personnages d’Annie et de Claudine dans La Retraite sentimentale. Le veuvage affecté de la protagoniste devient-il aussi une stratégie de « mise en tombeau » de son mari ? Champagne interroge les entrelacements entre vie et fiction, alors que Colette écrit ce livre après sa séparation avec son mari, Willy. Pour Champagne, La Retraite sentimentale agit comme un « [d]ouble tombeau[qui permet] de comprendre comment destin et féminité s’imbriquent chez cette première Colette13Jérémy Champagne, « Parque, veuve et entremetteuse : Colette à Casamène, ou la fin de Claudine » (voir l’article dans le présent dossier). ».

Dans la partie Les voix étouffées et les espaces-temps du care, des voix marginalisées, tant passées que présentes, font résonner différents rapports au (post)colonialisme, à la mémoire traumatique de l’esclavage, tout en mettant en perspective les rôles de la sensibilité, de l’humilité et de l’écoute au cœur de diverses relations de soin et d’accompagnement. Dans « The Infanticide in Marie-Célie Agnant’s Le Livre d’Emma or Colonized Caring Made Manifest », Jennifer Boum Make met en relief « la malédiction du sang » continuant de déposséder le personnage d’Emma, une femme haïtienne en évaluation psychiatrique dans un hôpital montréalais, à la suite du meurtre de sa fille. Boum Make explore comment l’infanticide peut être interprété comme une réaction d’Emma face au récent refus de sa thèse de doctorat sur l’esclavage, à Bordeaux, thèse par laquelle elle visait à reprendre le contrôle de la narrativité de son histoire et de celles des femmes noires l’ayant précédée sur le chemin de l’exploitation, notamment sexuelle et maternelle. Dans « L’espace-temps de l’accompagnement chez la médecin-écrivaine Ouanessa Younsi », Cristina Robu propose une théorisation novatrice de ce que serait le « chronotope de l’accompagnement », un espace-temps relationnel qui permettrait de créer des ponts empathiques entre le « chronotope du soin » et le « chronotope du/de la patient·e », deux espaces-temps connectés mais opposés dans le cadre de la relation de soin. Robu croise des concepts empruntés à Mikhaïl Bakhtine et à l’éthique du care pour mettre en perspective comment Younsi, à la fois poète et psychiatre, construit son identité narrative de concert avec l’espace-temps de l’accompagnement de ses patient·e·s, à travers l’écriture de Soigner, aimer, recueil de récits autobiographiques qui « retrace [son] parcours comme soignante14Ouanessa Younsi, Soigner, aimer, Montréal, Mémoire d’encrier, 2016, p. 9. » entre Montréal, Kuujjuaq et Sept-Îles. Dans « Proust et les voix du silence », Cédric Kayser analyse le personnage de Françoise, domestique du narrateur d’À la recherche du temps perdu, à la lumière de la linguistique saussurienne, du rapport « parrésiastique » à la vérité selon Michel Foucault, et de l’éthique du care née dans le sillon des travaux de Carol Gilligan. Kayser démontre comment Françoise, bien qu’en apparence subalterne dans l’économie mondaine de la Recherche, occupe une place prépondérante dans l’appréhension de l’altérité du langage et du social par le narrateur proustien.

Reprises de contes, histoires pour enfants et légendes chevaleresques… ce sont les fées de notre enfance qui sont analysées dans la section Il était une fois… reprises et perversion du conte de fées. Quels souvenirs de ces histoires chevaleresques les fées continuent-elles de convoquer ? Plus encore, que dire de la propension des auteur·rice·s à reprendre cet imaginaire pour le faire dévier, le transformer, et finalement le pervertir ? Ce sont de multiples personnages féériques « mal tournés » qui ressortent de la lecture que propose Laurence Veilleux du second livre de Kevin Lambert, Querelle de Roberval. Dans son article, Veilleux relit l’œuvre de Lambert à la lumière de ses entrelacements avec celle de Josée Yvon, cette « fée des étoiles ravagée15Laurence Veilleux, « Refuser de marcher à la queue leu leu : féérie yvonienne dans Querelle de Roberval de Kevin Lambert » (voir l’article dans le présent dossier). ». Veilleux donne ainsi à Querelle un éclairage queer-féministe à l’image de celui qui irrigue la poésie d’Yvon, permettant une lecture du texte alliant violence et féérie. Avec « L’exécution des fées ou l’impossible retour à l’origine dans Le Ravissement d’Andrée A. Michaud », Vicky Montambault soulève les figures issues des contes qui peuplent l’imaginaire michaudien. Montambault démontre comment ces figures, d’ordinaire associées à la bienveillance, deviennent ici sorcières et sirènes, qui mènent les personnages vers leur perdition. Jean Tufféry analyse pour sa part L’Âge d’homme et Fibrilles, de Michel Leiris, à partir de la prégnance du merveilleux, qu’il nous permet d’appréhender comme l’une des « sources essentielles de l’autobiographie leririsienne16Jean Tufféry, « Avatars de la fée dans l’œuvre autobiographique de Michel Leiris, de L’Âge d’homme à Fibrilles » (voir l’article dans le présent dossier). ». Après une analyse de l’usage de formules rituelles du conte employées par Leiris, Tufféry s’arrête surtout sur l’univers, plus viril, des légendes arthuriennes, sources d’un imaginaire des fées chez l’auteur, et porteuses d’un idéal ambivalent : séductrices ou destructrices, amantes ou guides, bonnes ou maléfiques, fées marraines ou fées amantes. Tufféry parcourt alors différentes figures féminines marquantes dans l’œuvre autobiographique de Leiris, toutes irriguées par l’image des fées, pour finalement ouvrir la réflexion sur Gérard de Nerval, véritable « fée marraine » dans le parcours littéraire de l’auteur.

La partie Accompagnements pharmakoniques met en perspective différentes ambivalences et insécurités inhérentes aux relations d’accompagnement, faisant d’elles des contextes où la bienveillance et la déférence peuvent à certains moments basculer dans le danger et la toxicité. Jessica Rushton propose à ce titre un article intitulé « Unmasking the Loyal Maidservant in Germinie Lacerteux » dans lequel elle étudie comment Rose Malingre, l’ancienne servante des frères Goncourt, est parvenue à flouer les célèbres frères, Jules et Edmond, en leur dissimulant sa vie de débauche et dépravation par différents subterfuges. En mobilisant tant la critique littéraire que des traités sociologiques et pathologiques, Rushton déboulonne le mythe de la servante loyale en mettant au jour la peur de la servante rebelle dans l’imaginaire socioculturel du XIXsiècle français. Dans son article « Accompagnement et souci philosophique : la sécurisation de la culture », Laurence Sylvain fait une lecture de Nietzsche et de Klossowski dans laquelle elle remet en question le concept de sécurité dans l’enseignement, le soin et l’exercice de la pensée. Sylvain met en relief le rôle capital de l’inquiétude dans le souci de l’autre, lequel ne saurait se cristalliser dans l’univocité, la stabilité et la sûreté sans diluer le souci, justement, dont il est à la fois la source et le moteur. Dans leur article « L’amie caregiver : limites et dérives d’une position privilégiée chez Delphine de Vigan », Stéphanie Proulx et Lucile Mulat analysent avec finesse et nuance les relations d’amitié dans deux romans de Vigan, No et moi et D’après une histoire vraie. En mobilisant les théories, poétiques et éthiques du care dans la littérature contemporaine, Proulx et Mulat mettent en lumière les dynamiques complexes et potentiellement minées des relations amicales, en montrant comment elles peuvent parfois basculer dans un déséquilibre affectif venant exacerber, plutôt que diminuer et soigner, la vulnérabilité des protagonistes. Ce faisant, les critiques donnent à penser l’amie comme une figure équivoque, au potentiel à la fois bienfaisant et toxique.

La première section des créations de ce dossier comprend quatre essais, qui proposent une exploration critique et sensible de l’accompagnement par la littérature et les émotions qui palpitent en elle, tant dans l’acte d’écriture que de lecture. Comment les textes littéraires et leurs affects nous accompagnent-ils non seulement dans notre parcours intellectuel, mais aussi personnel et ce, de manière tant psychique que physique ? Dans son essai « Présence des émotions, vulnérabilité critique », Thomas Ayouti part de sa propre émotion à la lecture de l’œuvre du sida Le Fil de Christophe Bourdin, pour aborder le défi hautement problématique d’« allier la production d’un discours rationnel à l’expression des émotions en critique littéraire17Thomas Ayouti, « Présence des émotions, vulnérabilité critique » (voir l’essai dans le présent dossier). ». Ayouti explore les contrepoints sensibles d’une critique littéraire accompagnée par les émotions qui la stimulent, une critique qui parviendrait à s’émanciper de la masculinité et de l’hétéropatriarcat discréditant les affects en tant que moteurs légitimes de construction des savoirs. Dans « We Go Looking for Stories in Order to See », Maxime Fecteau offre un texte essayistique profond et touchant, au confluent de son expérience de lecture de Joan Didion et des douleurs causées par la maladie de Lyme ayant fortement bouleversé ses rapports aux autres et au monde. À travers une plume transportée par la force poétique de Didion, Fecteau fait résonner une magie de la lecture et de l’écriture qui n’a rien d’irréel et de désincarné, mais qui donne plutôt à ressentir la littérature comme un corps sensible, un décor sensoriel aussi vital que véridique. À son tour, Patrick Autréaux nous convie, dans « Le gué », à un parcours littéraire en trois temps au cœur de textes l’ayant accompagné et guidé dans son expérience du cancer, à savoir L’instant de la mort de Maurice Blanchot, L’intrus de Jean-Luc Nancy et Spectres, mes compagnons de Charlotte Delbo. Autréaux explore comment la maladie a ouvert en lui une autre temporalité où le nom de sa propre mort résonne, et où les textes littéraires agissent comme des passeurs d’une immense puissance, lui permettant de traverser les épreuves de la vie non pas en guérissant ses souffrances, mais en lui apprenant à vivre autrement, dans la claudication de ses émotions et incertitudes. Enfin, dans « La disparition d’Hélène B. ou L’apprentissage de la littérature », Hugo Satre rapporte comment la trouvaille d’une petite note avec ces mots « toute sa vie il faut s’exercer à mourir18Hugo Satre, « La disparition d’Hélène B. ou L’apprentissage de la littérature » (voir l’essai dans le présent dossier). », écrite par sa grand-mère défunte et trouvée soixante-dix ans plus tard, pliée et glissée dans sa bible hébraïque, a fondamentalement transformé son processus de deuil. Satre raconte comment le précepte de cette petite note, aussi laconique qu’essentiel, l’accompagne depuis sa trouvaille fortuite dans son écriture, dans la littérature devenue pour lui un monde où il apprend tant à vivre qu’à mourir.

La seconde partie déploie plusieurs imaginaires différents entourant les figures du soin, du récit ironique et déstabilisant au déploiement de scènes du quotidien, en passant par un paysage hivernal de conte où une sage-fée fait escale dans une maison isolée, pour assister à un accouchement insolite. Camille Thibodeau signe avec « La brute » un texte qui nous entraîne dans le théâtre d’un Parc Abasourdi, où la riche veuve d’un chirurgien plastique engage une ex-prostituée aveugle pour prendre soin de son fils tétraplégique. Cette rencontre donnera naissance à une troublante relation de soin. À son tour dans « La sage-fée », Louise Nayagom raconte comment une vieille sage-femme procède, une nuit d’hiver dans une maison isolée de campagne, à l’accouchement de deux bébés que tout semble opposer, au gré d’une écriture organique et onirique aux accents intemporels de conte. Enfin, Anne Demerlé-Got tisse un entrelacs de scènes poétiques donnant à lire et à ressentir ce que pourrait signifier « Être auprès ». Animée de gestes rituels captés sur le vif, de moments de soin et d’accompagnement dans la vie, la maladie et la mort, l’écriture de Demerlé-Got se donne à voir autant qu’à entendre, par son style sensible et subtil, tout en finesse et en sonorités.

Six récits constituent la section Guidés par les fées, six textes bâtis autour d’histoires vécues ou fictives – ou toujours quelque part entre les deux – qui mettent en scène le destin des fées de la vie réelle. Nicolas Lévesque, dans « Devenir fée », s’interroge sur le rôle du psychologue dans le cadre de la relation singulière qui s’établit entre un analyste et son patient, fonction de luciole, de veilleuse ou de Jiminy Cricket, qui lui est propre. C’est pareillement une féérie professionnelle que donne à lire la sociologue Michelle Redondo, racontant sa rencontre impromptue avec Deusa, travailleuse domestique brésilienne dont la vie a été rythmée par de multiples expériences dans différents métiers du care. Redondo nous demande, à travers l’accumulation des emplois de son interlocutrice, de ne pas tomber, comme cela se fait trop facilement, dans une naturalisation de la capacité à « prendre soin » – celle-là qui finit sinon par invisibiliser le travail, le savoir et les compétences acquises. Sarah Marceau-Tremblay, avec « Juliette, deux ans et demi ou un neuroblastome stade IV » nous fait part à son tour d’une violence possible dans l’assignation à un « être fée », dans un récit bouleversant, intime et irrigué de tendresse, dans lequel une narratrice accompagne sa nièce dans des traitements en chimiothérapie. Dans un registre moins tragique mais tout aussi émouvant, le magnifique « Fée-marraine » de Maïté Snauwaert retrace différentes femmes ayant tournoyé autour d’elle, tout au long de son enfance, pour la protéger, l’éduquer, la guider, telle la fée bleue en figurine de son enfance. Se dessinent alors les portraits de sa sœur, de certaines institutrices et professeures, de ses tantes, de sa grand-mère, chacune marraine à sa façon, fragment d’une féérie familiale sortie de l’enfance, qui n’est pas pour autant sans comporter ses absences, ses accrocs et ses douleurs. Nicolas Chalifour, dans « Le Moiré », tisse ensemble, à travers le point de vue du petit dernier d’une fratrie, dont la naissance est à la fois accident et providence, des fables familiales : les récits d’une mère qui sont « toute la matière tragique autour de laquelle cette femme a embobiné ses fils, noué son sort, tissé sa misère de mère19Nicolas Chalifour, « Le Moiré » (voir le texte de création dans le présent dossier). » ; ou encore d’un père qui, « tout embouteillé qu’il soit, demeure un prodigieux conteur, un créateur de décors saisissants et un infatigable traceur de points de fuite20Ibid. ». Enfin, c’est une mère disparue, fuyante, celle qui n’aura pas guidé, ou guidé seulement en creux, que Sarah Rocheville interpelle dans « Tu vis à Paris, je pense. » L’autrice invente là une vie pour celle qui n’aura pas été tout à fait la fée de la sienne, dans un texte qui fait osciller le lecteur·rice entre le sentiment d’être face à la description d’une existence réelle, documentée, ou la fiction imaginée, ordonnée par la force du littéraire, d’« une vie qui [l]’accompagne comme le récit toujours accompli de [s]on abandon21Sarah Rocheville, « Tu vis à Paris, je pense. » (voir le texte de création dans le présent dossier). ».

Alors que le texte de Rocheville s’adresse à une mère absente, les figures parentales deviennent, dans le cortège des Pleureuses de ce dossier, celles qui persistent plutôt par-delà la mort, se font tantôt fantômes, tantôt compagnes spectrales, tantôt mémoire à tenir. Dans sa lancinante suite poétique «&nbspma mère, ma morte&nbsp», Jean-Simon DesRochers étire le temps du deuil de sa mère, alors que les années passent sans qu’il ne cesse de s’en faire la pleureuse. Dans ces « quatre ans de mars », c’est aussi une longue adresse à la mère qui se déploie, expression de la difficulté à trouver le mot juste pour dire, dans l’épuisement « d’être l’ultime gardien de [s]on silence22Jean-Simon DesRochers, « ma mère, ma morte » (voir la suite poétique dans le présent dossier). ». Dans « La mère » de Chantal Fortier, la narratrice répète le geste de lisser et de presser un tissu, rituel de repassage qui lui vient de sa mère, en se laissant traverser de souvenirs : ses études et sa jeunesse, son travail de sage-femme, et l’importance cruciale d’une littérature qui accompagne les différentes étapes de la vie. Laura T. Ilea raconte pour sa part la mort de son père, de laquelle elle aura été tout à la fois l’accompagnante et l’accompagnée, alors qu’elle chemine dans le deuil à travers différents rituels inca et guarani. Tissant les liens entre le deuil privé et le deuil collectif, Ilea ouvre son texte sur les entrelacements entre sa propre histoire et celle collective de la guerre en Ukraine, « [c]omme si tous les cœurs de [s]es ancêtres ainsi que tous ceux de [s]a descendance faisaient écho23Laura T. Ilea, « Inca, Guarani et la guerre en Ukraine » (voir le texte de création dans le présent dossier). ». Cette inéluctable interconnexion entre les vies proches et les tragédies sociales se déploie à nouveau dans « Le ciel me tranche la main », poème qui allie l’intime et les images épiques, par lequel Catherine Morency fait le portrait d’une scène d’accouchement qui devient finalement celle de vies fauchées par la guerre. Comment tenir le deuil de vies étrangères, qu’est-ce que cet accompagnement spectral des morts lointains, comment entrevoir ces morts dans une intimité qui nous les fait pleurer ? L’imaginaire de la guerre est encore convoqué dans « Nos mélopées », de Catherine Bastien, où une narratrice évanescente, pleureuse spectrale, assiste les derniers moments des mourants de la guerre. En revenant, comme un sombre refrain, sur le sifflement des balles et de la mort, la narratrice décrit le passage à trépas des combattants, avec lesquels elle fait chœur dans « nos hurlements qui s’élèvent en chœur24Catherine Bastien, « Nos mélopées » (voir le texte de création dans le présent dossier). ». Par l’entremise de son poème dense et poignant intitulé « Je m’endeuille », Évelyne Marchand nous livre un ultime témoignage de sa lutte contre la maladie. Les parents d’Évelyne ont trouvé ce poème dans son téléphone peu après son décès, le 7 mai 2022, et l’ont généreusement partagé avec nous, afin que sa voix continue à résonner par-delà l’immensité du deuil. Sous la forme d’un texte-vidéo, Margot Mellet propose une création qui mêle plusieurs strates visibles et lisibles, où écriture et image sont liées par des gestes d’onction des pages à l’écran. La procession des pleureuses décrite par le poème se fait au travers des mots qui émergent et se résorbent à la mesure d’un son servant de scansion, pour finalement laisser sur le support d’écriture les traces de celles qui survivent au passage du temps et aux Hommes.

Enfin, ce dossier se clôt sur deux entretiens, chacun s’attachant singulièrement à l’expérience vécue de l’accompagnement. Le premier a été mené avec Yves Guilbault, psychologue clinicien à l’Hôpital de réadaptation Villa Medica, à Montréal, où il travaille auprès de patient·e·s de tous les programmes de soin : neurologie, personnes amputées, grands brûlés, orthopédie. Toujours habité, de manière parfois évidente et d’autres fois plus tacite, par les milliers de personnes qu’il a accompagnées au cours de ses années de pratique, dans l’œil du cyclone de grands bouleversements causés par des accidents, la maladie et le deuil, Guilbault donne à penser l’accompagnement comme « une ouverture à l’autre, ainsi qu’une écoute intérieure de ce qui résonne en nous, au contact de l’autre25Yves Guilbault, « Des chemins d’humanité. Entretien » (voir l’entretien dans le présent dossier). ». Suivant son expérience, Guilbault affirme que l’accompagnement est indissociable d’un profond respect pour « ce que la personne considère être sa liberté, son équilibre, sa façon de vivre26Ibid. ». Selon Guilbault, il est capital d’être attentif aux mouvements et aux émotions de la personne qui se défend de sa souffrance, afin de trouver leur résonance en nous et d’ainsi mieux la suivre, à proximité, sur le chemin de sa liberté qu’elle tente de retracer dans le cœur de l’épreuve.

Le second entretien du dossier est composé pour sa part de deux rencontres, qui proposent ainsi deux points de vue sur un sujet commun. Manon Barbeau, cinéaste et initiatrice du Wapikoni mobile, et Melissa Mollen Dupuis, militante autochtone et présidente actuelle du Conseil d’administration du Wapikoni, ont chacune partagé leur parcours au sein de cet organisme, ainsi que leur vision des tenants et aboutissants d’un projet qui s’est donné pour mission de rendre accessible l’expression de soi par le cinéma à des jeunes des communautés autochtones, permettant par ce fait la production et la diffusion de plus d’un millier de courts-métrages. Le Wapikoni est fondé sur divers principes d’accompagnement : celui entre populations autochtones et allochtones, celui entre jeunes des Premières nations et mentors cinéastes, et encore celui entre l’individu et la pratique artistique elle-même. Comment l’art permet-il le déploiement, la réception et la communication d’une parole, d’une vision du monde ? Comment peut-on guider dans l’apprentissage technique et artistique d’une expression de soi ?

Nous suivrons, enfin, avec ce texte, le même chemin que notre dossier. Cette introduction, écrite à quatre mains se laisse finalement contaminer par le sujet qu’elle explore : l’accompagnement dans toutes ses mouvances et ambivalences, toutes ses déclinaisons thématiques mais surtout, émotives des textes qu’elle présente. Au terme de son déploiement, y affleure maintenant un affect, là où la mise en œuvre de ce dossier aura été pour nous une aventure d’accompagnement, et donc une aventure complexe et humaine. Car la co-édition littéraire est, à plus d’un titre, une position accompagnante. Accompagnement engagé des textes qui y sont publiés, tout d’abord, qui nous a demandé de nous positionner l’un·e et l’autre, l’un·e face à l’autre : de nous demander ensemble comment entendre mieux, à chaque fois, la voix de celles et ceux qui nous ont offert le fruit de leur réflexion, le récit de moments intimes et souvent bouleversants de leur vie, ou leurs inventions personnelles sur le chemin de leur liberté intellectuelle et créatrice. Mais accompagnement, aussi, l’un·e de l’autre, au cours duquel nous avons appris – et continuons toujours d’apprendre – que l’essor d’une pensée créatrice ne se fait jamais sans ouverture à l’autre, sans flexibilité et prise de risque ; que l’affect et l’émotion ne sauraient être dissociés de toute réflexion tant humaine que sur l’humain ; et enfin, que même si la recherche et la création sont souvent des terres arides où les écueils, la souffrance et la solitude sont omniprésents, nous sommes toujours accompagné·e·s par quelqu’un qui, sans même le savoir, est devenu une fée ou une pleureuse pour notre écriture.